Quel(s) numérique(s) pour accompagner la transition agroécologique ?

Table des matières

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C’est un sujet qui cristallise les tensions : la cohabitation est-elle possible entre des systèmes agroécologiques ou en passe de le devenir, et des technologies numériques ?

Pour certains, ce sont deux visions du monde totalement opposées, tant les fondements épistémologiques et les systèmes de valeurs de l’agroécologie et des technologies numériques sont différents. Pour d’autres, au contraire, il n’y a pas de raisons pour que les technologies numériques ne puissent pas accompagner la transition agroécologique dans le sens où ces deux dimensions ne sont pas à prendre sur le même plan et ne donc sont pas en opposition de phase. Et il y en a encore d’autres qui ne se posent malheureusement même pas vraiment la question…

Les définitions de l’agroécologie et des technologies numériques sont en réalité assez floues, chacun en ayant du coup des représentations et interprétations différentes. On ne peut pas cacher non plus que dans certains cas, ces choix de définitions – parfois très personnelles – reflètent en réalité les valeurs et priorités de chacun. Difficile alors de trouver un terrain d’entente lorsque le ou les objets de discussion ne sont pas les mêmes.

Sur des sujets à controverse, il est parfois préférable de poser différemment la question pour tenter de provoquer une réconciliation. De la même manière que les voies d’écologisation sont multiples, les trajectoires de numérisation peuvent prendre elles-aussi des formes très variées. Les systèmes agroécologiques sont pléthores : agriculture biologique, agriculture régénératrice, permaculture, polyculture élevage, systèmes bas intrants, agriculture de conservation des sols, etc. Et, de l’autre côté, il n’y a pas UN mais DES numériques. Comment peut-on effectivement comparer un robot électrique de pulvérisation localisée et un bouton pressoir pour ouvrir une vanne d’irrigation à distance ? La réponse est simple, ça n’est pas comparable.

J’essaie d’apporter dans ce travail des éléments de lecture pour prendre un peu de hauteur de vue. Au travers d’exemples tirés d’anciens dossiers de blog, de la littérature, et d’entretiens, j’essaie de dessiner des rencontres entre ces deux mondes qui ont du mal à se parler. Le dossier revient également sur la complexité de la transition agroécologique pour les agriculteurs et sur le besoin de réhumaniser et réincarner le débat en s’assurant que les agricultrices et agriculteurs y soient toujours au cœur, même si ce ne sont sans doute pas les seuls concernés par son déploiement. 

Ce dossier sur la coexistence entre des trajectoires numériques et agroécologiques est également l’occasion de valoriser toute la connaissance qui commence à être capitalisée sur l’annuaire des outils numériques pour l’agriculture. En plus de servir la veille collaborative, cette plateforme peut maintenant être utilisée pour prendre du recul sur les outils numériques en place et de dégager des tendances.

Comme d’habitude, pour les lecteurs du blog, cet article est issu d’entretiens en visio avec des acteurs du secteur (dont vous trouverez les noms à la fin de l’article) que je remercie pour le temps qu’ils ont pu m’accorder. Plusieurs articles, rapports et wébinaires m’auront permis de compléter les retours d’entretiens. Certains interviewés n’ont pas voulu voir leur nom apparaitre à la fin de ce dossier pour des raisons de confidentialité. Bonne lecture !


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Préambule important


Mettons tout de suite les choses au clair. Je ne suis absolument pas un spécialiste de l’agroécologie. La thématique est d’ailleurs tellement large que je me demande si quelqu’un peut vraiment se targuer d’en avoir maitrisé tous les tenants et aboutissants. Je n’oserais donc pas me livrer dans ce dossier à un cours magistral sur l’agroécologie. Je me limiterai à en dégrossir les traits au regard de ce que j’ai pu en lire dans la littérature et discuter au cours de mes entretiens. Ce qui m’intéresse plus ici est de croiser la thématique de l’agroécologie avec celle du numérique pour en chercher les potentielles synergies, fractures, compatibilités, ou encore oppositions.

J’avais envie de traiter ce sujet dans un dossier de blog depuis assez longtemps mais je n’avais jamais trouvé une porte d’entrée satisfaisante. Pas assez mûr, trop large, trop bateau, trop clivant, les raisons pour mettre ce travail en dessous de la pile étaient assez nombreuses. Il faut dire que la littérature scientifique – qui commence à s’élargir maintenant – reste plutôt divisée.

D’un côté, des articles, majoritairement des sciences humaines et sociales, abordent le croisement agroécologie & numérique sous un angle très techno-critique. De l’autre, des articles vantent les mérites des technologies numériques pour accompagner la transition agroécologique sans trop clarifier réellement le type de systèmes agroécologiques considéré ou leur degré d’ambition. Et les articles de recherche qui s’intéressent à la compatibilité des trajectoires agroécologiques et numériques le font souvent en en comparant leurs valeurs et fondements ou la perception qu’en ont les acteurs qui les utilisent. Ces articles regardent finalement assez peu le rôle des systèmes d’innovation agricole (avec de la technologie) dans l’écologisation de l’agriculture (Schnebelin et al., 2022).

La France et l’Europe financent actuellement des projets pour étudier cette cohabitation. On retrouve par exemple les projets Horizon Europe « Path2Dea » (https://www.path2dea.eu/index.html) et « D4AgEcol » (https://d4agecol.eu/) démarrés au début 2022. La France a lancé son programme d’équipements prioritaires de recherche (PEPR) « Agroécologie et Numérique » (https://www.pepr-agroeconum.fr/) en 2023 avec, à l’intérieur, quatre grands pôles censés appuyer, voire même accélérer, la transition agroécologique. Un premier autour des liens entre technologies et société (transformation des métiers par le numérique, orientation des trajectoires de recherche des programmes de sélection, etc.). Un second autour de la robotique et de l’agro-équipement (le Grand Défi Robotique est en dehors du PEPR même si les deux sont étroitement liés). Un troisième autour des ressources génétiques (caractérisation du génome de plantes et d’animaux, caractérisation de l’holobionte animal, etc.). Et un dernier autour de la modélisation et de la science des données (modélisation des états et dynamiques des écosystèmes, jumeaux numériques, etc.)

Le débat sur la coexistence des trajectoires numériques et agroécologiques et d’autant plus important qu’il existe de nombreux modèles d’écologisation de l’agriculture et également de nombreux systèmes d’innovations technologiques. Dans cette bataille pour le futur de l’agriculture, tous les modèles agricoles se disent alignés avec des trajectoires agroécologiques, même si personne ne parle au final de la même chose.

Je rappelle ici que je rédige des dossiers de vulgarisation et non pas des articles scientifiques (même si j’ai pu en écrire dans le passé). Ces dossiers sont néanmoins largement creusés et fouillés. Ils sont la synthèse (parfois à peine remaniée) de ce que j’ai pu lire et/ou écouter de mes interviewés. La vulgarisation n’est pas pour moi une simplification outrancière de la réalité mais bien une façon de rendre la science plus accessible. J’essaye de rendre ce travail au maximum objectif même si je reste forcément engagé dans mon écriture. Merci de bien garder ça en tête tout au long de la lecture de ce travail !

Introduction et définitions


L’agroécologie, un problème à trois corps : « discipline scientifique – pratiques alternatives – mouvement social »


L’agroécologie est souvent définie au travers du tryptique « discipline scientifique – pratiques alternatives – mouvement social » (Figure 1). Discipline scientifique parce qu’elle est une science de l’observation et des connaissances, et qu’elle cherche à appliquer les principes écologiques (régulations et processus biologiques, etc.) dans les systèmes agricoles. L’agroécologie est également vue comme une palette de pratiques alternatives sur le terrain (agroforesterie, cultures sous couverts, métail, etc.) en opposition parfois forte avec ce que propose le modèle agricole industriel dominant. Mouvement social enfin, avec une volonté de délivrer un message politique fort sur la façon de produire notre alimentation et de construire notre système alimentaire dans son ensemble tout en respectant les limites physiques de notre environnement. Ces trois propositions sont bien évidemment liées et peuvent co-évoluer pour constituer ensemble une approche globale. L’agroécologie peut être ainsi vue comme une approche transdisciplinaire, participative et orientée vers l’action dans les domaines de l’écologie, de l’agriculture, de l’alimentation, de la nutrition et des sciences sociales. Elle interroge sur ce qu’il est nécessaire de maitriser pour préserver un agroécosystème « en bonne santé » et sur la participation étendue des acteurs des territoires et des filières à cet état de fait.

Figure 1. Évolution historique de l’agroécologie et de ses principes. A) Base disciplinaire des principes articulés au sein de l’agroécologie. B) Échelles spatiales. C) Emergence des trois manifestations de l’agroécologie (science, pratique et mouvement social. Source : Wezel et al., 2020).

De tous les modes de représentations de l’agroécologie, l’échelle de Gliessman, les piliers de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation) et les principes du HLPE (un acronyme pour des experts de haut niveau) [HLPE 2019] sont peut-être les plus exhaustifs. D’où l’intérêt de se réappuyer dessus pour ne pas réinventer la roue. Ces notions ont d’ailleurs été récemment corrélées les unes avec les autres pour leur donner un peu plus d’envergure (Figure 2). De ce graphique englobant dérivent plusieurs concepts et clefs de lectures de ce que donne à voir l’agroécologie. L’application de ces concepts génériques offre des possibilités de changements soit plutôt progressifs, soit largement transformationnels pour aller vers des systèmes agricoles et alimentaires plus durables.

Figure 2. Niveaux, éléments et principes de l’agroécologie. Notez que les liens entre les éléments et les principes sont représentés par des lignes de connexion, tandis que la couleur des lignes fait référence aux niveaux du graphique. Source : Ewert et al., 2023.

Baladons-nous un peu dans ces modes de représentations :

L’agroécologie cherche déjà à valoriser l’hétérogénéité, et non plus à la gommer ou l’homogénéiser. Thierry Caquet et ses collègues nous le décrivent particulièrement bien : « l’agroécologie privilégie le recours à la diversité, qu’elle soit génétique (association de variétés, recherche de rusticité…), spécifique (association de cultures, diversité d’espèces) ou fonctionnelle (agroforesterie, association culture-élevage…)».« L’intention derrière cette hétérogénéité multi-échelle (diversité génétique intraspécifique à l’échelle d’une espèce, diversité spécifique et interactions entre espèces) est de passer d’un paradigme fondé sur l’individu idéal, qui vise à obtenir l’individu, animal ou végétal, élite (le plus performant) dans un environnement rendu optimal et qui a forgé les systèmes agricoles actuels, à un nouveau paradigme fondé sur l’efficience des interactions entre individus et leur intégration dans des écosystèmes, qu’il s’agisse du champ ou du paysage » (Caquet et al., 2019). L’hypothèse sous-jacente est qu’une diversité d’individus, de variétés/races ou d’espèces sera mieux adaptée à des environnements hétérogènes et changeants du fait des interactions qu’ils entretiennent même si cette hypothèse resterait à démontrer en contexte opérationnel (Gascuel et al., 2022).

La notion d’échelle spatiale est particulièrement déterminante. C’est tout d’abord le fait que les connaissances et observations sont situées dans l’espace (on parle de savoirs situés ou contextualisés) et qu’il nous faut identifier et appliquer les meilleures pratiques agricoles adaptées au contexte local de la ferme. C’est donc comprendre à la fois ce que l’écosystème offre et la fonction de chaque habitant de l’écosystème, dans une logique de connectivité et d’inter-relations fortes. Ces meilleures pratiques ne seront pas nécessairement identiques, mêmes pour des fermes éloignées d’à peine quelques kilomètres l’une de l’autre. La généralisation des pratiques agroécologiques n’est donc pas une recette miracle que l’on peut facilement transposer dans n’importe quelles conditions de production.

Notion d’échelle spatiale toujours parce que le cadre de l’agroécologie dépasse celui de la ferme (métapopulations, paysage, territoire, région, filières, etc.) et cherche à atteindre le système alimentaire dans son ensemble (niveaux 4 et 5 de l’échelle de Gliessman) avec une vision élargie du changement social, économique et politique avec la souveraineté alimentaire comme élément central. Dans la mesure où les systèmes agroécologiques vont davantage dépendre d’effets de voisinage ou encore d’éléments du paysage (haies, fossés, arbres, bandes herbeuses, ou encore corridors écologiques) ou de biens communs (état de la nappe phréatique, absence d’érosion des sols, etc.), ce spectre large autour des échelles spatiales apparait fondamental.

L’agroécologie travaille à une échelle temporelle incluant des temps longs dans le sens où tous les concepts autour de la résilience, la robustesse, des effets cumulatifs, ou encore d’adaptabilité des systèmes de production sont pensés pour le long terme. C’est à ces échelles de temps que la diversification de l’assolement (espace) et de la rotation (temps) apportent des propriétés émergentes intéressantes.

La figure 2 insiste sur le fait que l’agricultrice et l’agriculteur doivent être au centre du système agroécologique et que toutes les formes de domination doivent être évacuées. Les connaissances expérientielles, traditionnelles, locales et tacites – fruits de l’expérience et de l’historique de l’agriculteur, sont considérées comme particulièrement riches et doivent être pleinement intégrées à la conception des systèmes agroécologiques si on veut qu’ils tirent profit des atouts présents localement. Le rôle de l’agriculteur est ainsi renforcé auprès de l’ensemble des parties prenantes, et ses compétences et sa participation sont jugées indispensables au design d’itinéraires agroécologiques.

Sans surprise, l’attention fine aux processus écologiques en cours et aux contraintes et limites physiques du territoire donne à l’agroécologie une dimension forte autour de la protection de l’environnement au sens large. L’utilisation efficace des ressources, en quantité limitée pour respecter les plafonds écologiques, avec une optique engagée de circularité des flux (en opposition à la logique linéaire classique) multi-échelles et multi-acteurs pour assurer une réutilisation maximale des ressources fait partie intégrante de cette ambition de sauvegarde. Très liées aux enjeux de diversité, nous retrouvons également des notions de vulnérabilité et de résilience, cette dernière étant définie comme la capacité à absorber les perturbations et à se réorganiser dans un contexte de changement. Au vu du dérèglement climatique en cours ou encore de la volatilité des prix des intrants et des récoltes (qui peut d’ailleurs être directement liée au dérèglement climatique), tous ces enjeux d’anticipation et d’adaptation sont au cœur d’une stratégie de long terme de l’agroécologie.

Une première entrée dans l’écosystème numérique en agriculture


Rentrons doucement dans les outils et technologies numériques disponibles en agriculture pour donner à voir un premier panorama de l’existant – nous aurons l’occasion d’en reparler abondamment plus loin.

Notre travail de recensement collaboratif d’outils numériques en agriculture (Wiki Agri Tech – https://www.wiki-agri-tech.com/) nous a amené à catégoriser l’écosystème numérique en 5 grandes fonctions.

Figure 3 : Les technologies numériques au service de la production agricole amont. Source : Auteur – Wiki Agri Tech

Sans représenter en détail cette discrimination, vous pouvez grossièrement retrouver :

Observer et Mesurer – fonction qui regroupe l’ensemble des instruments de mesure et des capteurs destinés à collecter de la donnée pour mesurer, décrire et quantifier un sol, une plante ou un peuplement, un animal, une bande ou un troupeau, un climat, une topographie, etc. On retrouvera ici également les données et services de géolocalisation pour accompagner et/ou améliorer le géo-positionnement sur l’exploitation. Les robots de surveillance (scouting) sont aussi représentés dans cette fonction d’observation – et sont à distinguer de ceux présents dans la dernière grande fonction “Agir et Appliquer sur le terrain”

Organiser, Gérer et Commercer – fonction qui réunit les outils pour centraliser et organiser les données sur et autour de l’exploitation. On réunira notamment ici les logiciels de gestion d’exploitation (les “FMIS” en anglais) qui structurent et donnent à voir les données autour de la production végétale, la production animale, les machines agricoles ou encore tout objet connecté sur l’exploitation. Nous y avons également placé les portails de données, open-source ou non, qui peuvent être mobilisés par les acteurs agricoles. Citons enfin les sites e-commerce agricoles (market places) qui regroupent des informations structurées pour permettre à l’écosystème d’acheter ou de vendre le résultat d’une production ou encore des intrants. Cette fonction “Organiser, Gérer et Commercer” aura pu sembler un peu fourre-tout mais elle concentre en réalité toutes les technologies qui permettent de préparer, structurer et administrer la donnée.   

Conseiller et Accompagner – fonction qui rassemble principalement les outils de conseil (on pense principalement aux outils d’aide à la décision mais la panoplie est en réalité plus large avec par exemple des outils d’aide à l’identification [de plantes, de maladies, d’animaux, etc…] ou encore d’aide aux réglages des machines. On trouvera également dans cette fonction principale les outils de formation (encore peu présents sur le marché) et une catégorie dite “Couteaux Suisse et Gadget” (sans aucun dénigrement) qui libèrent souvent de la charge mentale à l’agriculteur.ice. Une catégorie “Prestation de Services” a été rajoutée pour des demandes et appuis plus larges qu’une simple technologie numérique. Gardez à l’esprit que cette catégorie recense plutôt des entreprises que des outils en tant que tels. 

Echanger, Partager et Collaborer – fonction qui regroupe à la fois les outils qui s’intéressent de près ou de loin à l’échange de données et à ses dérivés (traçabilité, télémétrie, sécurité des échanges…) mais aussi les technologies collaboratives qui permettront aux utilisateurs de travailler en équipe, d’échanger entre pairs, et de se retrouver en groupe.

Agir et Appliquer sur le terrain – fonction qui met en exergue des technologies numériques pour agir sur le terrain, une fois qu’une décision d’action a été engagée. On trouvera ici sans grande surprise la grande majorité des technologies robotiques (à distinguer de celles dédiées uniquement à la surveillance et présentes dans la première grande fonction) mais aussi des actionneurs de différentes formes principalement positionnés en complémentarité d’une collecte de données par des outils référencés dans la fonction “Observer et Mesurer”. Nous nous sommes restreints ici aux outils numériques jusqu’à la porte de la ferme. C’est-à-dire que nous n’avons pas considéré l’ensemble des outils utilisés sur la chaine de valeur à l’aval de la production (industrie agro-alimentaire, distributeurs, consommateurs…).

Notre classification des outils numériques offre une première classification pour que chacun puisse se représenter l’écosystème numérique jusqu’à la porte de la ferme dans son ensemble. Comprenez bien que la classification est rendue compliquée par le nombre et la diversité des outils existants. Classifier quelques dizaines d’outils peut sembler raisonnablement accessible. Mais lorsque nous cherchons à en classifier plusieurs milliers (l’annuaire des outils numériques pour les agriculteurs en compte actuellement plus de 1500), l’organisation devient autrement plus complexe.

De multiples formes de transition agricole et des modèles agricoles qui coexistent


Dans leurs travaux, Gaël Plumecocq et ses collègues mettent en avant la diversité des modèles agricoles existants, chacun étant basé sur des fondations et systèmes de valeurs différents. Cette diversité s’incarne dans une multiplicité de pratiques et s’appuie sur une variété d’institutions, d’organisations et d’infrastructures (Plumecocq et al., 2018).

On retrouve dans la figure 4 le modèle d’agriculture dit conventionnel (en bas à gauche du graphique) en ce sens qu’il correspond à un mode d’organisation de l’économie occidentale basée sur un système industriel et capitalistique.

La figure 4 envisage plusieurs voies d’écologisation du modèle conventionnel, dont deux principales aux ramifications variées. Une première voie, plutôt d’ordre incrémentale, qui met l’accent sur les moyens (technologies, pratiques – les modèles de type 2 sur la figure) utilisés de manière à répondre aux enjeux écologiques et qui, selon les auteurs, évite ainsi toute discussion sur le fondement même ou la définition même du système alimentaire. Une deuxième voie, plus radicale et transformationnelle (les modèles de type 3 sur la figure), implique une rupture avec les valeurs, les modes de production et d’organisation et le rapport étroit à la nature du modèle conventionnel. Dans cette voix des modèles de type 3, il faut comprendre que les modèles de type 2 ne sont pas remis en question parce qu’ils ne sont pas productifs ou ne peuvent pas améliorer la rentabilité des exploitations agricoles, mais parce qu’ils ne soutiennent pas le système de valeurs qui rend cohérents les modèles de paysages diversifiés-mondialisés (3a), relocalisés (3b) et intégrés (3c).

Sur une thématique assez proche, Maywa De Wit considère que les appels à la compatibilité entre les nouvelles technologies génomiques (technologie CRISPR – le modèle 2b de Plumecocq) et l’agroécologie se sont presque toujours attachés à des aspects techniques parce que l’examen de la compatibilité épistémique et structurelle entre les technologies numériques et agroécologiques révélerait selon elle des blocages et des pertes que les techniques seules ne pourraient pas déstabiliser ou réparer (De Wit et al., 2021).

Figure 4. Principaux modèles d’agriculture (de 1 à 3b en bleu) avec des systèmes agricoles identifiés en fonction de leur degré variable d’utilisation des services écosystémiques par rapport aux intrants exogènes anthropogènes (axe Y) et connectés aux systèmes alimentaires mondialisés ou aux dynamiques locales (axe X). Les exemples emblématiques sont présentés en gris. Le chiffre 1 correspond au modèle agricole conventionnel actuel). Les principaux modèles agricoles alternatifs ont été regroupés en deux types d’alternatives pour refléter le changement de paradigme entre les systèmes agricoles basés sur les intrants (type 2) et ceux basés sur la biodiversité (type 3). Les sous-modèles intitulés a, b et c reflètent principalement les relations entre les systèmes agricoles, les systèmes alimentaires mondialisés et les dynamiques locales. (CA : agriculture de conservation ; FS : système agricole ; ICLS : systèmes intégrés de culture et d’élevage). Source : Plumecocq et al., (2018).

L’étude des systèmes de valeurs permet de mieux comprendre les moteurs du changement dans les systèmes socio-techniques et également d’analyser la coexistence et la coévolution de multiples modèles d’agriculture. Pour Gaël Plumecocq et ses collègues, tous ces modèles cherchent à la fois à se légitimer et à disqualifier les autres dans une plus ou moins grande mesure (et donc à répondre aux critiques envoyées par les autres modèles), ce qui permettrait d’expliquer le degré de stabilité et de cohérence de ces différentes visions du monde agricole quand on cherche à prendre un peu de recul. En gros, chacun aurait besoin un peu des autres pour exister…

La question de la coexistence de ces modèles agricoles reste fondamentale. On peut effectivement se demander si ces modèles peuvent cohabiter ou si la présence d’un ou plusieurs modèles (dominants ou pas) empêche les autres d’exister (on serait alors dans ce cas-là dans une forme de verrouillage). Une hybridation serait néanmoins possible et elle serait d’ailleurs une sorte de troisième proposition de voie de transition (Plumecocq et al., 2018). Les agricultures de niches (ou moins dominantes) participeraient en effet à faire évoluer les modèles dominants parce que leur existence, qui est aussi légitimée sur le terrain (ou par une frange de gens prêts à payer pour ce modèle), pousserait les modèles dominants à s’engager vers des évolutions de pratiques ou de changements plus radicaux.

Les pratiques et les perspectives agricoles se situant plutôt dans un continuum que dans un schéma binaire, on peut penser que la transition agroécologique des systèmes agricoles pourrait ainsi être basée sur une combinaison d’éléments provenant de différents modèles. Cette complémentarité ouvre la voie à une nouvelle conceptualisation du changement dans laquelle les modèles co-évoluent en s’appuyant sur des arrangements de stabilité et de durée variables (Plumecocq et al., 2018). Il est donc important que les politiques agricoles fassent en sorte que les modèles marginaux ne soient pas empêchés d’émerger ou de se développer, notamment pour participer à faire évoluer les autres modèles mieux ancrés, mais aussi parce qu’il faudra arriver à un moment ou un autre à une reconception profonde de la façon dont nous abordons le système alimentaire.

Il n’est pas nécessaire de rejeter par défaut les technologies numériques


Dans la mesure où une technologie en support à l’agroécologie peut être définie par sa contribution à informer ou à contrôler les processus qui sous-tendent les principes de l’agroécologie (Caquet et al., 2019), on pourrait questionner le fait de rejeter systématiquement toute forme d’innovation technologique.

On ne peut pas nier qu’il existe une opposition assez farouche envers l’écosystème numérique, mais cette tension semble être en réalité plutôt tournée vers une définition particulière – mais qui prédomine – des technologies numériques. Les critiques sont souvent adressées à une conception de l’écosystème numérique qui tend à être normative, à exiger des investissements importants, à concentrer le pouvoir et à standardiser la production (Schnebelin et al., 2022). Au regard de la définition que nous avons partagée plus haut sur l’agroécologie, ce format de numérisation de l’agriculture serait particulièrement rejeté en ce sens qu’il créerait de nouvelles formes d’exclusion, de normalisations, de verrouillages et de dépendances.

Parler de technologie numérique au sens large et au singulier invisibilise la diversité des outils numériques et ne rend pas compte de la réalité des technologies en présence (je vous renvoie plus haut à la catégorisation des outils numériques). Le terme parapluie « d’agriculture numérique », outre le fait qu’il ne représente en aucun cas un système de production agricole donné, masque la réalité de la maturité technologique et du déploiement de chacune des technologies prises indépendamment. A titre d’exemples, l’adoption de technologies dite « d’agriculture de précision » qui semble en effet majoritaire dans les exploitations plus larges et industrielles ne dit rien de l’adoption d’une autre variété de technologies numériques plus sobres et minimalistes. Et ce sont ces premières technologies qui sont principalement étudiées par les sciences humaines et sociales (Bellon Maurel et al., 2022).

De nombreux exemples – pour beaucoup théoriques – de cohabitation autour d’outils numériques au service de l’agroécologie existent (nous y reviendrons plus loin dans ce dossier). Une hybridation semble possible, notamment si les technologies numériques peuvent être correctement appropriées et (ré-)adaptées par les utilisateurs sur le terrain, et qu’elles viennent outiller la biologie et valoriser les hétérogénéités des milieux rencontrées à différentes échelles. A titre d’exemples, l’échange et le partage de connaissances formalisées, permises par les outils numériques, semble être une option intéressante.

Et des structures comme l’Atelier Paysan, fervent défenseur de l’auto-réparation et de l’appropriabilité des technologies, donnent des cours d’Arduino (une carte de prototypage open source) et développent un logiciel de planification culturale (le logiciel Qrop). Doit-on alors se demander si le fait d’acheter une carte informatique pour une machine agricole empêche de facto de faire partie d’un collectif militant comme l’atelier Paysan ?

Sans considérer les trajectoires agroécologiques et numériques mutuellement exclusives, la capacité du numérique et des agroéquipements à porter spécifiquement un modèle d’agriculture agroécologique reste un pari car ces évolutions technologiques peuvent aussi renforcer une industrialisation plus poussée de l’agriculture (Caquet et al., 2019). Eleonore Schnebelin et son équipe de recherche mettent par exemple en avant des exemples de conventionnalisation de l’agriculture biologique, avec des outils numériques utilisés pour faciliter la mise en place de modes de productions biologiques dans des exploitations relativement industrialisées (Schnebelin et al., 2021). En gros, une forme de continuum avec certains acteurs en agriculture biologique conventionnalisés qui pourraient avoir une vision conventionnelle de la numérisation. Mais l’on pourrait penser de manière plus générale à des technologies numériques utilisées pour améliorer l’efficacité d’utilisation d’intrants (en référence au niveau 1 de l’échelle de Gliessman) de manière à prolonger des itinéraires ou techniques agricoles existants et à ne pas les remettre en question. Ces structures en place participent certes à une augmentation de la taille des exploitations, mais la question sous-jascente est en réalité de savoir si l’on peut aussi facilement déployer de l’agroécologie quand on est à la tête de 100, de 1000 ou de 10000 hectares.

Le robot de traite serait-il le premier robot agroécologique de France ? Si cette gentille provocation pourra en faire hurler certains, je me permets de lancer ce premier pavé dans la mare. Le robot de traite aura certainement permis depuis plusieurs années de maintenir des systèmes d’élevages (familiaux ou non) qui se seraient le cas échéant désengagés d’une production animale. Le robot réduit la pénibilité physique du travail, et ce même par rapport à des salles de traite très modernisées. Ils peuvent aussi dans une certaine mesure motiver des jeunes à venir s’installer et/ou attirer des salariés sur les exploitations et embaucher de la main d’œuvre (parce que sinon le travail aurait été considéré comme trop astreignant).

On pourra par contre bien sûr questionner la compatibilité entre un robot de traite et un itinéraire agroécologique dans le sens où les robots actuels limitent la sortie des vaches au pâturage. Certains agriculteurs en contexte biologique ont des robots de traite mais force est de constater que ces robots participent en tendance à une diminution de la capacité des vaches à manger de l’herbe. Une manière d’amener les animaux au robot étant liée au fait qu’il y a de l’alimentation sous forme de concentrés près du robot. Les primholstein, race laitière extrêmement productive et sur-sélectionnée, ont du mal à marcher et profiteront ainsi plus d’un système en bâtiment.

Et les corps de fermes et parcellaires ne sont pas toujours organisés idéalement. Des parcellaires très fragmentés, avec des parcelles éloignées les unes des autres ne facilitent pas la combinaison d’un robot de traite avec du paturage. Rajoutons que des fermes très (trop) équipées sont aussi difficilement transmissibles parce que les actifs à racheter sont trop importants. Et les retours sur investissement, en comptant les frais de service, de maintien et d’entretiens du robot de traite, sont parfois plus faibles que ceux imaginés au départ.Bref tout ça pour dire qu’il faut être en mesure d’amener un peu de nuance aux débats.

Quels reproches fait-on aux technologies numériques ?


Les acteurs du numérique se réapproprient les définitions de l’agroécologie


L’agroécologie est un terme polysémique. Malgré des acceptions larges de l’agroécologie, force est de constater que les définitions proposées par différentes organisations agricoles, institutions et pays ne sont pas toujours cohérentes entre elles, et reflètent en réalité les préoccupations, les interprétations, les valeurs et les priorités de chacun. Ces définitions sont même parfois différentes dans les scénarios de transition agricole.

A titre d’exemples, rien que sur les pratiques agricoles, les systèmes de production considérés comme s’approchant de près ou de loin de l’agroécologie sont extrêmement variés dans la bouche des acteurs de terrain (agriculture biologique, agriculture régénératrice, permaculture, polyculture élevage, systèmes bas intrants, agriculture de conservation des sols, etc.). On y retrouverait néanmoins des systèmes agricoles en rupture avec la définition classique des systèmes agricoles conventionnels.

Est-ce qu’intégrer la précision est suffisant pour rendre un système agroécologique ou cela ne fait-il que renforcer le modèle sans le remettre en question ? La majorité des technologies numériques abordent l’agriculture sous un angle d’optimisation et/ou de meilleure efficience d’utilisation des ressources. En reprenant les représentations schématiques de l’agroécologie (Figure 2), le numérique s’attacherait ainsi principalement au niveau 1 de l’échelle de Gliessman (et dans une moindre mesure au niveau 2), au pilier d’efficience de la FAO et au principe de réduction d’intrants du HLPE, c’est-à-dire finalement une petite partie de l’ensemble des principes agroécologiques.

Avant d’aller plus loin, on pourrait d’ailleurs discuter de ce concept d’efficacité et d’optimisation qui reste relativement large et qui met en relation des intrants (eau, semences, phytosanitaires, etc.) avec des extrants (biomasse), de telle sorte qu’il y a en réalité plein d’efficiences différentes que l’on pourrait aller creuser. L’augmentation d’un ratio d’efficacité, comme celui du rendement par hectare ou par unité de main-d’œuvre, a souvent été associée à une réduction d’autres ratios d’efficacité, comme celui du rendement par unité de combustible fossile ou par unité de biodiversité (Wezel et al., 2020).

Cette acception « faible » de l’agroécologie, sous-entendu qu’elle s’inscrit dans une continuité des systèmes agricoles actuels sans remise en cause du modèle d’organisation socioéconomique des filières (spécialisation, la concentration, sous-traitance, etc.), est vue par certains comme une réappropriation du concept d’agroécologie par les technologues et principaux acteurs du secteur agricole en ayant préalablement vidé le concept de base de sa substance. Cette forme de dénaturation de la notion d’agroécologie serait même reprise, voire même conventionnalisée par les acteurs dominants du secteur en ce sens que l’on voit apparaitre le développement d’une agriculture biologique industrialisée dans des fermes de taille importante (avec potentiellement recours à des entreprises de travaux agricoles). Le numérique pourrait ainsi être vue comme un accélérateur de cette conventionnalisation, au détriment d’une agriculture biologique plus radicale, portée par des petites exploitations qui n’utilisent pas forcément les mêmes intrants et qui pourraient avoir d’autres stratégies qu’une seule optimisation. Et l’on pourrait se retrouver in fine avec une fracture entre des « agriculteurs biologiques classiques » et leurs collègues « agriculteurs biologiques digitaux » (IFOAM, 2020).

La question n’est alors pas tant de savoir si le numérique peut servir l’agroécologie mais de savoir si, dans une course de vitesse, il ne peut pas plus facilement ou plus vite favoriser des systèmes allant à l’encontre de l’agroécologie. La référence n’est donc pas tant la situation actuelle que la comparaison entre différents futurs divergents depuis la situation actuelle.

Cette conventionnalisation de l’agriculture biologique ne doit néanmoins pas faire oublier le processus d’une « agroécologie silencieuse », un mouvement de changement agricole mené par les agriculteurs qui est en grande partie méconnu et mal compris (Lucas, 2021).

Pour les détracteurs du numérique, les entreprises Agritech chercheraient à remédier à leurs impacts socio-écologiques en adoptant un modèle d’intensification agricole durable avec des nuances agroécologiques (IFOAM, 2020). En promouvant une trajectoire agroécologique douce – certains la présentent comme une écologisation symbolique, voire comme une agroécologie de pacotille (« Junk Agroecology », n’ayons pas peur des mots), les industries du secteur pourraient maintenir leurs concepts commerciaux et leur façon de travailler. Pour « tout changer pour que rien ne change », les entreprises Agritech auraient trouvé dans l’agroécologie un panel de solutions extrêmement utiles qu’elles auraient décidé d’intégrer sélectivement dans leur modèle industriel. L’agroécologie serait ainsi aujourd’hui à la croisée des chemins, confrontée à une lutte majeure pour sa cooptation éventuelle par le courant dominant et pour sa subordination à l’agriculture conventionnelle (Altieri et al., 2017).

Renouvellement de l’esprit du productivisme et du capitalisme au service d’un « productivisme écologisé » (avec la capacité du numérique à quantifier, rationaliser, ou encore objectiver l’environnement), il faudrait pour certains s’éloigner de ces technologies numériques au risque d’encourager des dystopies écologiques. En gros, le numérique serait porteur d’une proposition de valeur sur la meilleure efficience des ressources et ça n’irait pas beaucoup plus loin que ça. Les outils numériques se concentreraient sur l’optimisation des apports et pas sur leur capacité à faciliter des pratiques agricoles agroécologiques.

Cette agroécologie faible, qui reprend de nombreuses idées de l’agriculture « bas-intrants », s’oppose à l’agroécologie « forte », définie par son objectif de cohérence et de durabilité par l’utilisation de processus biologiques (Gascuel et al., 2022). L’agroécologie forte passe le cap des leviers incrémentaux pour aller vers des leviers beaucoup plus transformationnels (voir échelle de Gliessman) en revendiquant une rénovation du système alimentaire dans son ensemble.

Des contradictions apparentes entre technologies numériques et agroécologie


La digitalisation actuelle montre plusieurs formes d’oppositions vis-à-vis d’une transformation agroécologique de l’agriculture, que ce soit en terme techniques (par exemple une inadéquation aux intrants biologiques), d’objectif (maximisation du rendement versus maximisation de services écosystémiques), de raisonnement (raisonnement à l’échelle d’une culture annuelle versus raisonnement pluriannuel à l’échelle d’un ensemble de parcelles), de dynamique temporelle mais aussi d’enjeux politiques et sociaux (limiter les dépendances, favoriser les acteurs économiques du territoire…). (Schnebelin, 2024).

Les acteurs agricoles ont une sensibilité et une perception différente de la numérisation. Dans son enquête de terrain, Eleonore Schnebelin montre que les principales différences entre les acteurs de la filière biologique et ceux de la filière conventionnelle résident dans l’orientation que chacun attend de la numérisation (Schnebelin et al., 2021). Les acteurs agricoles intégrés dans la filière biologique auront par exemple plutôt tendance à espérer que les technologies numériques les aideront à concevoir et à analyser leurs systèmes de production de manière systémique et qu’elles soutiendront leurs pratiques d’expérimentation. Ces mêmes acteurs voient les outils numériques collaboratifs (réseaux sociaux ou autres) comme un moteur d’émancipation et de partage de connaissances. De l’autre côté, les acteurs dits plutôt conventionnels mettent davantage l’accent sur la création d’informations agricoles par le biais des technologies de traçabilité dans une logique de filière et de besoin de confiance tout au long de la chaine de valeur. Ces acteurs voient également la technologie comme relativement neutre et adaptée à tous les systèmes agricoles.

Certains voient dans le manque d’attention accordée à l’automatisation un obstacle à l’amplification de l’agroécologie (par exemple Bellon Maurel & Huyghe, 2017), estimant que là où la main-d’œuvre est un facteur limitant, l’automatisation offre la possibilité de mettre en œuvre des pratiques agroécologiques dans de nouveaux contextes et à des échelles plus larges. En brossant le tableau d’une utopie agricole écologique automatisée, Daum (2021) imagine par exemple que des flottes de robots travaillant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 permettront aux agriculteurs d’adopter des méthodes agricoles agroécologiques là où une forte demande de main-d’œuvre constituerait autrement une contrainte (Ditzler and Driessen, 2021) (Figure 5).

Pour d’autres, en particulier dans les systèmes agricoles locaux et au sein de contextes moins mécanisés, les exigences en matière de travail manuel pour faire de l’agroécologie sont plutôt considérées comme des opportunités pour favoriser des moyens de subsistance significatifs et l’implication de la communauté, en connectant les humains à la fois à la terre et les uns aux autres. Dans cette perspective, on peut craindre que des technologies numériques ne sapent la valeur intrinsèque du métier d’agriculteur, ne déplacent les travailleurs ou n’enferment les agriculteurs dans des asymétries de pouvoir désavantageuses (Ditzler and Driessen, 2021).

Figure 5. Les robots dans l’utopie écologique. Illustration de Natalis Lorenz. Source : Daum et al. (2021).

Le fait même de ne s’orienter à l’heure actuelle que vers des changements de pratiques incrémentales empêcherait de facto les outils numériques d’être compatibles avec des principes assez fondateurs de l’agroécologie comme la « Diversité », la « Synergie », ou encore la « résilience ». Certains outils, peut-être les plus technologiques et les moins appropriables par les agriculteurs (parce que difficilement réparables par exemple), éloignent ces mêmes outils des concepts de « gouvernance responsable ». Ces technologies favoriseraient une vision analytique des systèmes, éloignée de la vision systémique défendue par l’agroécologie (Hostiou et al., 2022).

Les technologies numériques ne sont pas neutres


Les technologies agricoles ne sont pas neutres. A l’argument du couteau généralement brandi, étant sous-entendu que tout dépendrait de la manière dont ce couteau est utilisé, il faut au contraire rappeler que toute technologie s’inscrit dans un système socio-technique déjà bien établi. Nous ne pouvons et ne devons pas dire grand-chose des formes technologiques lorsqu’elles sont extraites de leurs réseaux, pratiques, affects et discours. Les dispositifs technologiques ne sont jamais de simples objets indépendants ; ils sont toujours relationnels dans leur essence. Il est temps d’arrêter de se demander ce que sont ces technologies et plutôt de s’intéresser à ce qu’elles font, à ce qu’elles promeuvent, à ce qu’elles impliquent et dans quel système elles s’insèrent (The Shift Project, 2024).

Les acteurs qui interviennent dans l’écosystème technologique en agriculture doivent se responsabiliser et garder en tête qu’ils ont tous un rôle, à un moment ou un autre, dans l’atterrissage des technologies sur le terrain agricole et, par voie de fait, sur les conséquences et impacts associés, qu’elles soient positives ou négatives (The Shift Project, 2024). Certains auteurs vont même jusqu’à parler d’une forme de culture de désengagement des ingénieurs travaillant sur les technologies agricoles (Sullivan, 2023) parce qu’ils ne questionneraient par les valeurs, perceptions ou encore hypothèses sous-jascentes au développement des technologies qu’ils accompagnent. 

Les modes de pensée associés aux technologies continuent d’influencer la manière dont nous posons des questions et apportons des réponses aux problèmes. En d’autres termes, ce ne sont pas les technologies en elles-mêmes qui déterminent certains effets. Ce sont plutôt les relations sociales et les hypothèses liées à ces technologies qui jouent un rôle important dans la structuration de notre pensée et de nos actions (Avaria, 2020).

L’agroécologie et le numérique représenteraient différentes manières de connaitre et d’être au monde, donnant lieu à des évaluations particulières, souvent orthogonales, de la nature des problèmes sous-jacents et de la manière dont le changement social se produit

Les outils numériques, en promouvant une volonté de transformer les systèmes agricoles s’intéressent à une certaine forme d’agriculture (grandes cultures, élevages en bâtiments, cultures à valeur ajoutée). Force est de constater que certains pans agricoles sont effectivement laissés en partie de côté par les technologies agricoles en ce sens qu’ils ne sont pas autant outillés que d’autres (polyculture-élevage, légumineuses, agriculture biologique, systèmes bas intrants…), pour des raisons financières, réglementaires ou encore pour des enjeux d’organisation de filières ou de débouchés. Nous devons ainsi affronter le risque d’un modèle unique de numérisation qui ne favorise qu’un seul type de parcours d’écologisation, là où on ne vendrait qu’un seul outil pour une forme d’agriculture.

La majorité des robots mis au point pour les cultures en plein champ sont conçus pour fonctionner au sein de peuplements monospécifiques et pour accroître l’efficacité des pratiques en place (Fountas et al., 2020). Les principales caractéristiques des robots qui pourraient les rendre particulièrement adaptés à des applications dans des environnements diversifiés – leur potentiel de légèreté, de modularité ou de multifonctionnalité, de grande mobilité, d’autonomie et d’apprentissage – ne sont pas utilisées pour embrasser l’hétérogénéité, mais sont plus souvent appelées à homogénéiser davantage des environnements de production (Ditzler, 2021). Dans cette configuration d’agriculture connectée, le risque existe de ne concevoir l’agriculture agroécologique que comme une agriculture de précision techno-centrée, de transformer la régulation biologique et les réseaux de connaissances en une agriculture entièrement équipée par les technologies de l’information et de la communication et recherchant l’optimisation à tout prix (Leveau et al., 2019).

En mettant l’accent sur ce qui pourrait être plutôt que sur ce qui existe réellement, l’abstraction dépouille l’histoire et les systèmes et ne laisse que des outils. Nous ne pouvons pas simplement nous satisfaire d’une approche théorique de l’utilisation des outils numériques. Notre compréhension de l’utilisation des technologies numériques pour aller dans le sens d’une transition agroécologique est encore à un stade embryonnaire (Rozenstein et al., 2023). Théoriquement, les outils numériques peuvent enclencher et/ou accompagner des transformations profondes des systèmes agricoles – en soutenant une forte profusion de connaissances partagées et diffusées largement, en facilitant les relations entre les différentes chaines du système alimentaire. En pratique, les outils restent encore une fois largement centrés sur des logiques d’optimisation. Cette recherche d’efficacité permanente nous enferme dans un culte de la performance économique. Et cette performance, selon les mots d’Olivier Hamant, fait une guerre à la vie.

Les technologies numériques peuvent être à l’origine de position de dominance et de dépendance.


Notre engagement collectif vers une (ou des) technologie(s) particulière(s), parfois à un niveau de maturité relativement faible, nous oriente dans une trajectoire dont nous ne pourrons pas aisément dévier (notions de verrouillage technologique– et de dépendance au sentier). En rendant certains itinéraires agricoles tributaires de technologies, ce sont également de nouvelles dépendances (à un constructeur, un fournisseur d’outils, un gestionnaire des pannes ou encore à un organisme collecteur/stockeur) qui sont susceptibles d’émerger (The Shift Project, 2024). Ces phénomènes de dépendance peuvent d’ailleurs ne pas se limiter aux agriculteurs, mais s’appliquer aussi aux chercheurs (par exemple, en fonction de la discipline scientifique) ou aux décideurs politiques (par exemple, en fonction des discours politiques actuels) [Van Hulst et al., 2020].

La figure 2 sur les niveaux, éléments et principes de l’agroécologie nous invite à considérer les enjeux souvent ignorés par les technologies numériques. C’est notamment le cas des déséquilibres de pouvoir dans les systèmes alimentaires et de la manière dont les connaissances et les données sont générées, transférées et par qui elles sont réellement possédées. Interviennent ici les enjeux de gouvernance responsable, de valeurs humaines et sociales, ou encore de la co-construction de savoirs et de connaissances

Les outils numériques qui dépendent du contrôle et de la propriété des données en dehors de l’exploitation, ou qui dévalorisent les diverses sources de connaissances dans l’analyse des données, risquent de renforcer la marchandisation et la privatisation des compétences et des connaissances, ce qui est incompatible avec un paradigme qui cherche à améliorer la participation, la transparence et l’équité au sein des systèmes alimentaires (IFOAM, 2020).

Dans ce contexte, la capacité de la numérisation à être compatible avec l’agroécologie dépendrait en grande partie des principaux acteurs agricoles et Agritech. Si ces acteurs ont une image idéale de l’agriculture qui correspond à des exploitations conventionnelles gérées de manière intensive, il est peu probable que la numérisation soit compatible avec une approche agroécologique. Certains acteurs dominants ne sont pas nécessairement opposés à une évolution des pratiques agricoles, et seraient même prêts à ajouter des données autour d’itinéraires biologiques et agroécologiques à leur empire en tant que points de données supplémentaires et potentielles sources de revenus. Mais il sera nécessaire d’en analyser et évaluer les intentions sous-jacentes.

Quels reproches fait-on à l’agroécologie ?


Après la première volée de bois vert que l’on a assenée aux technologies numériques, il serait un peu trop facile de passer sous silence les critiques que l’on pourrait émettre à l’égard de l’agroécologie.

Les systèmes agroécologiques manquent cruellement de références techniques. Du fait de définitions peut-être encore trop floues on non partagées, ces systèmes manquent de critères évaluables. Il est alors difficile d’exprimer quantitativement et qualitativement l’état de ces systèmes agroécologiques et de pouvoir en suivre les trajectoires (Dumont, 2021). Les effets, combinés ou non, du changement climatique, des marchés, des pratiques agricoles ou encore des politiques agricoles sur la quantité et la qualité de la production agricole (à différentes échelles spatiales) ne sont pas réellement mesurés (Ewert et al., 2023). Surviennent alors de nouvelles difficultés pour reproduire ces systèmes agroécologiques et comparer ces systèmes les uns avec les autres puisqu’on ne sait finalement pas toujours comment on en est arrivés là.

De manière générale, il semblerait que la majorité des publications s’attache à étudier les fermes agroécologiques avec une focale assez restreinte. La littérature s’intéresse principalement à des pratiques alternatives spécifiques ou à une échelle spatiale donnée (territoire, parcelle, etc.) alors que nous avons vu que l’agroécologie tente au contraire de combler le vide entre les différents espaces alimentaires que nous connaissons, depuis la parcelle jusqu’au système alimentaire dans son ensemble. Plus particulièrement, c’est surtout à l’échelle de la parcelle que les travaux de recherche concentrent leurs efforts. Cette recherche ne tient pas suffisamment compte des changements systémiques qui se produisent au niveau de l’exploitation, ni de la complexité des interactions et des compromis que les agriculteurs doivent gérer au sein de leur exploitation et entre l’exploitation et son environnement (Prost et al., 2023).

Pour adopter pleinement une approche systémique et une vision holistique, il est nécessaire que les travaux en agroécologie incluent beaucoup plus de travaux interdisciplinaires et prennent en compte de multiples points d’entrée et trajectoires de transition, en incluant notamment les questions sociales, culturelles, politiques et économiques. Le principe fondamental de la cocréation des connaissances exige une approche très différente de la recherche : une approche qui place les agriculteurs et les parties prenantes au centre de la définition des questions de recherche et de l’élaboration des solutions, aux côtés des scientifiques (Wezel et al., 2020).

Au regard du focus sur les pratiques agronomiques alternatives, le sujet est d’autant plus dommageable que cela peut conduire à passer à côté d’exploitations agroécologiques innovantes, là où les pratiques nouvellement développées ne s’adaptent pas facilement aux cadres d’évaluation existants (Dumont, 2021). Ne s’intéresser qu’aux pratiques alternatives masque également les effets des interactions entre de multiples pratiques agroécologiques.

L’agroécologie souffre également d’une image désuète – dans le sens d’un retour en arrière ou d’un contre-progrès – et d’un imaginaire du travail lié à des tâches pénibles et douloureuses. Il faut quand même assumer que l’agroécologie ne garantit pas nécessairement des conditions de travail plus favorables. Il n’y aurait pas forcément du temps gagné dans toutes les situations car le gain de temps dépend de l’état initial des équipements sur l’exploitation et de l’efficacité des mesures préventives prises (pour que le système s’autoéquilibre via ses propres régulations) qui peuvent permettre ensuite de ne pas intervenir par des actions curatives.

A titre d’exemples, des éleveurs auraient indiqué une augmentation de leur temps de travail en passant d’un désherbage chimique à un désherbage mécanique, et auraient exprimé que la surveillance du troupeau était allongée après avoir mis en place de nouvelles pratiques de pâturage plus agroécologiques (Hostiou et al., 2023). A contrario, d’autres éleveurs auraient vu leur temps de travail diminuer suite à l’arrêt de traitements systématiques des animaux ou à des ré-orientations vers des systèmes herbagers (moins de temps passé aux récoltes, simplification de la distribution des aliments en hiver puisqu’il n’était plus nécessaire de mélanger différents types d’aliments).

Il reste que la prise en compte d’une plus grande hétérogénéité et d’une plus importante diversité dans son système de production agricole va, presque par définition, conduire à un système plus complexe qui peut amener à une quantité de travail supplémentaire (que l’on pourrait tout à fait supporter en augmentant le nombre de personnes qui travaillent dans les champs ou en déléguant à la technologie la responsabilité de le faire). Néanmoins, comme discuté précédemment, le manque de critères objectifs des systèmes agroécologiques laisse planer le doute sur le niveau de travail à la ferme qui sera requis dans ces systèmes.

On pourrait reprocher à l’agroécologie de ne pas non plus beaucoup pousser pour le développement d’outils alors que certains tenants de la discipline agroécologique considèrent que c’est une barrière à l’engagement, d’autant plus si les conditions de travail sont jugées difficiles. Le défi consistant à traduire les exigences agronomiques, écologiques et sociales des systèmes agroécologiques en conceptions d’outils agricoles (sans parler des machines automatisées) est souvent périphérique et secondaire par rapport à la conception du système agricole lui-même (Ditzler, et al., 2021 ; Salembier, 2020). Peut-on réellement imaginer un système agroécologique tellement résilient qu’il n’aura besoin d’aucune technologie et qu’il puisse se satisfaire de lui-même en toute autonomie ? Il faut peut-être plus de sens d’imaginer que la prise de risque soit couverte par un système assurantiel. Dans ce cadre, le numérique et la technologie seraient là pour apporter la preuve que les bonnes pratiques ont bien été déployées, permettant à la couverture assurantielle de s’appliquer (https://www.aspexit.com/lassurance-climatique-agricole-en-pleine-reforme/).

Ces craintes liées à l’utilisation outils – parfois numériques – peuvent être totalement justifiées comme nous l’avons discuté dans la partie précédente (appropriation de données et du savoir paysan, non adaptabilité à des itinéraires agroécologies, etc.). La question de savoir à quoi pourraient ressembler, être ou faire l’automatisation et les technologies numériques dans des trajectoires de transition reste largement inexplorée (Ditzler, 2021). Les exemples régulièrement resassés (ex : Atelier Paysan) montrent que nous avons du mal à aller beaucoup plus loin que couvrir des situations de niche avec des équipements adaptés à des situations particulières. L’argumentaire anti-technologique peut aussi être dangereux à manier quels que soient les contextes de production, particulièrement quand les écarts de rendement (yield gap) sont importants (Cote et al., 2022).

Comment opérationnaliser le passage à des systèmes de culture diversifiés ? Sans aller jusqu’à parler de passage à l’échelle (nous y reviendrons plus loin), qu’est-ce que l’engagement vers une trajectoire agroécologique veut dire concrètement ? Au cours de leurs entretiens avec des acteurs agricoles, Ditzler et son équipe témoignent qu’aucune des discussions auxquelles ils ont participé n’a porté sur la manière dont les valeurs et les approches agroécologiques pourraient ou devraient être mises en pratique lorsque les participants de leur enquête parlaient l’agroécologie. Leur groupe n’aurait d’ailleurs pas du tout parlé du travail et n’aurait jamais abordé la question de la mise en œuvre physique des pratiques agroécologiques (Ditzler et al., 2021). Certains iraient même jusqu’à dire que l’adoption d’itinéraires agroécologiques a toujours été lente parce que l’agroécologie ne pouvait offrir que des principes généraux (par exemple, la diversification des cultures), notamment parce qu’il manquait trop de références techniques (Duff et al., 2022).

Si la volonté de vouloir évaluer un système agroécologique dans sa totalité est louable, la réalité est qu’il faudra très certainement simplifier l’évaluation de ces systèmes pour les rendre opérationnalisables. Certaines grilles d’évaluation sont tellement imposantes et multi-critères qu’on se demande bien comment elles pourront être remplies, même si l’on pourrait imaginer que des technologies numériques viennent appuyer la remontée d’informations. Si les protocoles agroécologiques sont trop chargés et s’ils ne permettent pas d’actionner une décision concrète sur le terrain, il y a relativement peu de chances qu’ils puissent être déployés sur le terrain. Il faut bien comprendre que la mise en place de système agroécologiques imposera également de former des salariés et des saisonniers – et par voie de conséquence de leur demander à eux aussi de suivre des protocoles. Une façon intéressante de raisonner serait de retourner le problème et de se questionner sur ce qu’il serait raisonnable de demander à un agriculteur de collecter et de suivre pour que les acteurs agricoles puissent travailler dessus. En s’assurant que cette information soit robuste et de qualité bien évidemment.

Se positionner sur des trajectoires de transition est particulièrement engageant, et ce d’autant plus que le changement est compliqué. Les dynamiques de changement à l’oeuvre sont complexes et multifactorielles (objectifs, valeurs, organisation du travail ou encore réseau professionnel de l’agriculteur, etc.), compliquant d’autant plus un passage à l’échelle des systèmes agroécologiques. Nous en reparlerons dans la suite de ce dossier.

Quelles cohabitations peut-on imaginer entre des trajectoires numériques et agroécologiques ?


L’intention de cette section n’est pas de se positionner frontalement sur la pertinence des outils numériques pour accompagner une transition agroécologique. L’objectif est ici plutôt de tenter de créer du lien entre de potentiels avantages des outils numériques que nous considérons comme des technologies facilitantes (dans le sens d’une facilitation de pratiques agricoles), et des limites identifiées autour du développement de systèmes agroécologiques.

Nous repartons ici des grandes fonctions des technologies numériques que nous avons identifiées en introduction de ce dossier de blog (celles que nous utilisons dans notre plateforme Wiki Agri Tech) et les appliquons aux systèmes agroécologiques

Cette section propose des cas d’étude – souvent théoriques parce qu’encore trop peu actionnés réellement – pour tenter de visualiser la compatibilité entre les trajectoires agroécologiques et numériques. J’interpelle ici à nouveau sur la diversité de l’outillage numérique avec le besoin de différencier fortement les technologies entre elles. Un réseau social n’est pas comparable à un instrument de mesure, un capteur en parcelle, ou encore à un outil robotique.

De nouveaux cas d’étude devront être proposés en allant sourcer les innovations technologiques (ou la combinaison de systèmes d’innovation) directement auprès des agriculteurs en soutenant leurs propres processus de résolution de problèmes. Dans la mesure où les technologies devront s’adapter à des contextes et conditions locales, il sera intéressant d’aller identifier les systèmes en transition, sous la forme d’une traque aux innovations, dans lesquels des technologies agricoles sont utilisées à un rythme régulier et intégré dans le parcours de l’exploitation agricole (Salembier, 2021). Ce format de traque aux innovations permet de débusquer des pratiques atypiques, de décrire et analyser les logiques sous-jacentes, d’évaluer les pratiques et in fine de proposer un soutien à la (co-)conception de systèmes d’innovation (Paget et al., 2022). Ces travaux appellent plus largement à une recherche d’innovations dans les systèmes agroécologiques, innovations qui englobent également les innovations technologiques (Ewert et al., 2023).

Dans cette section, je me concentre sur une forme d’innovation parmi d’autres : les innovations technologiques. D’autres approches d’innovation agronomiques (relay-cropping, semis direct sous couvert, cultures associées et plantes de service, etc.), ou encore organisationnelles (circuits d’approvisionnements et de commercialisation directe, mutualisation d’outils via des organisations collectives, etc.) sont tout à fait à même de faciliter des trajectoires agroécologiques.

Il faut garder à l’esprit que ces innovations sont tout à fait compatibles entre elles, et que ce sont surtout des systèmes d’innovations, associant différentes techniques et modes d’organisation, qui pourront répondre à la fois aux différents enjeux et à la diversité des situations spécifiques locales. Les technologies, par leurs compositions très variées, peuvent participer à soutenir ces autres formes d’innovation non technologiques. Ces innovations couplées (couplages entre différentes formes d’innovations et couplages à plusieurs niveaux des systèmes alimentaires) peuvent participer à lever des contraintes du système actuel ou à susciter de nouvelles opportunités d’innovation

Ces systèmes d’innovation, ou innovations couplées (Salembier et al., 2020), permettent de réfléchir à des systèmes dans lesquels le processus de conception ne vise plus à atteindre un objectif final unique (comment automatiser un système ?) mais plutôt un processus de retour d’information motivé par l’éthique sous-jacente du système souhaité (comment faciliter les processus et les résultats que nous voulons ?) pour lequel le bon outil peut être ou non un robot, ou peut impliquer des combinaisons d’humains, d’outils manuels et de formes d’automatisation (Ditzler et al., 2021).

Les cas d’étude présentés ici sont issus de différentes sources : des interviews que j’ai pu réaliser, des dossiers de blogs que j’ai pu rédiger par le passé, ou plus simplement de la littérature (scientifique, rapport technique, etc.).

Objectiver & Mesurer les systèmes agroécologiques


Entrevoir et considérer la complexité des systèmes agroécologiques peut appeler à générer une quantité importante de données que les capteurs et systèmes d’instrumentation numériques – à la fois hors ligne et embarqués sur machines, peuvent chaperonner (Caquet et al., 2019, Inrae-Inria, 2022). Il faut effectivement :

  • mieux connaître les dynamiques des interactions biotiques/abiotiques et des régulations biologiques des agroécosystèmes,
  • rendre visibles et intégrer la réalité et les mécanismes déclencheurs de stimulation de défenses internes
  • évaluer l’occupation des niches écologiques et leur préservation,
  • caractériser des stress multiples (infections mixtes ou stress biotique et abiotique combinés),
  • mieux comprendre et évaluer l’état des sols. Notez qu’il n’existe pas de méthode fiable à haut débit pour mesurer les racines de manière non invasive ou pour quantifier la répartition des racines sur le terrain (Storm et al., 2024), ou encore
  • changer d’échelle pour expérimenter comme pour observer.

Ces données pourront servir à créer des modèles aux mécanismes complexes propres à l’agroécologie pour capturer les interactions entre la génétique, l’environnement et les pratiques agricoles parce que les systèmes agroécologiques sont difficiles à modéliser avec des approches déterministes (Bellon-Maurel et al., 2022). De manière générale, l’acquisition de ces données, via par exemple des systèmes de phénotypage haut-débit à la ferme dans des conditions variées, pourra servir à lever le verrou du manque de références techniques et de points de références en agroécologie. Des données multi sources, croisées et combinées, pourraient aider à prendre du recul sur les phénomènes en présence.

Les outils numériques peuvent ainsi être vus comme une manière d’objectiver l’agroécologie pour en faciliter sa description, sa quantification et sa mise en pratique (dans une logique d’accompagnement à la transition). Des agriculteurs en systèmes agroécologiques peuvent par exemple profiter des expérimentations en parcelles (OFE – on-farm experiments) – avec des systèmes technologiques de surveillance (même si ces expérimentations n’ont pas nécessairement besoin d’outils numériques pour voir le jour) pour comprendre rapidement les schémas de variation spatiale et temporelle des facteurs de production dans les parcelles et ainsi les gérer plus efficacement (Lacoste et al., 2021 ; Duff et al., 2022). Cette agronomie située et sous la forme d’expérimentation à la ferme, pourrait augmenter considérablement les références sur les pratiques agroécologiques. Se posera alors la question de savoir comment caractériser ce qui est suivi expérimentalement et comment évaluer ce qui a changé dans le temps.

Cette utilisation d’instruments de mesure participent ainsi à une amélioration continue du système de production, voire même à rassurer les agriculteurs sur les pratiques qu’ils ont commencé à mettre en place, en ce sens qu’ils peuvent se rendre compte que les indicateurs classiques qu’ils suivent (par exemple le rendement dans un premier temps), ne sont pas nécessairement impactés par les actions entreprises. Ces mesures régulières favorisent ainsi une étendue des pratiques.

Il est important de rappeler qu’à ces données de terrain s’ajoutent les données de la génomique et des marqueurs biologiques obtenues sur des plateformes analytiques (Rogel-Gaillard and Sainte-Marie, 2024). Ces données peuvent être générées à diverses échelles (cellules uniques, organes et tissus, organismes entiers, fluides biologiques, échantillons prélevés dans l’environnement) et s’appliquent au vivant visible comme invisible (micro-organismes et écosystèmes microbiens tels les microbiotes). La génomique et la métagénomique connaissent un développement considérable depuis une vingtaine d’années, notamment grâce aux nouvelles technologies de séquençage à haut débit, au développement de la bio-informatique, à la miniaturisation et à la parallélisation des mesures. Par exemple, il existe des « puces à ADN » en capacité de détecter des dizaines de milliers de variations de l’ADN et des technologies qui produisent des données qui caractérisent l’expression des gènes aux échelles des ARN (transcriptomique), des protéines (protéomique), des métabolites (métabolomique). Lorsque ces données multi-omiques sont confrontées aux mesures obtenues sur le terrain pour les mêmes individus, elles permettent d’identifier des biomarqueurs (variations de l’ADN, marques épigénétiques, gènes et réseaux de gènes) utilisés pour du diagnostic, de la prédiction génétique et génomique (Rogel-Gaillard and Sainte-Marie, 2024).

Les processus agroécologiques sont par essence dynamiques : ce sont des flux de matière et d’énergie et des changements d’état (Caquet et al., 2020). C’est donc ainsi le déroulement même du processus écologique qui doit être mis en avant plutôt qu’un état absolu : est-on en train de stocker ou de déstocker du carbone ? Le potentiel des régulations est-il mobilisable rapidement ? Les technologies numériques et instruments de mesure pourraient ainsi servir à suivre des tendances temporelles à plus ou moins fine résolution, et faire la part belle aux mesures relatives, pour comprendre les deltas ou variations de valeur entre deux états d’un système.

Si la saisie de données terrain est déjà fastidieuse dans des systèmes conventionnels, cette saisie s’aura d’autant plus chronophage que les systèmes agricoles suivis sont diversifiés et complexe. La saisie automatique de données apparait alors comme une façon de répondre en partie au besoin d’informations de l’agroécologie.

Ces données, de manière générale, ne sont néanmoins pas toujours accessibles (open source ou open data), compréhensibles, lisibles ou suffisamment bien structurées. Elles sont parfois pré-interprétées avec le prisme de celui qui l’a acquise, et la transparence sur les hypothèses d’acquisition et de pré-traitement n’est pas toujours explicite. Certaines bases de données sont théoriquement accessibles – elles existent – mais personne ne les utilise réellement. La consolidation des bases existantes et leur accessibilité est vraiment quelque chose à considérer de près pour ne pas repartir de zéro à chaque fois.

Exemple : Suivi du paysage et des infrastructures agroécologiques


Le paysage constitue une échelle majeure de l’agroécologie en raison de ses éléments structurants (haies, bois, bandes florales, zones tampon, bordures de route, etc.) et de l’organisation spatio-temporelle des rotations de cultures, des prairies et des pratiques de culture et d’élevage (c’est-à-dire le « paysage des pratiques »). Des connaissances sont nécessaires sur la composition, l’organisation spatiale et les types de gestion des paysages multifonctionnels et résilients, ainsi que sur la coexistence et la complémentarité des systèmes de production sur un territoire (Gascuel et al., 2022).

L’imagerie satellitaire reste un outil privilégié pour observer de larges étendues spatiales. Même si les images de la constellation Sentinel-2, privilégiées en agriculture, n’ont pas nécessairement la résolution spatiale pour suivre finement les infrastructures écologiques – ces dernières peuvent apporter des premiers éléments de réponse. D’autres images beaucoup plus résolues spatialement (mais avec un temps de revisite temporel plus long) pourraient être mises à profit pour ce suivi à large échelle, en partant du principe que certaines de ces infrastructures écologiques évoluent en plusieurs semaines, mois ou années. Notez que l’Europe travaille actuellement à la mise en place d’une chaine de traitement (SEN4CAP : https://www.esa-sen4cap.org/) à partir des données Sentinel-2 pour améliorer l’efficacité et la traçabilité des contrôles PAC. Pour accompagner la transition agroécologique, il faudra que cette chaine de traitement s’intéresse plus particulièrement aux principes et pratiques qui sous-tendent l’écologie et pas seulement aux contrôles bêtes et méchants des pratiques agricoles actuelles.

Certains acteurs de la télédétection imaginent un suivi temporel très fin de ces infrastructures écologiques avec les prochaines générations de satellites ou au moins les constellations à venir, avec par exemple la volonté d’aller jusqu’à suivre la floraison des haies pour mieux caractériser le fonctionnement de l’environnement, voire à aller jusqu’à limiter les interventions au champ en considérant l’état de ces infrastructures écologiques. Nous n’y sommes néanmoins pas encore…

La France dispose chaque année d’un registre parcellaire graphique (RPG) que tous les pays nous envient.  Le RPG, servant de référence à l’instruction des aides de la PAC (Politique Agricole Commune), regroupe une grande partie des contours parcellaires et des ilots culturaux français, et y référence les cultures présentes. Le RPG a pas mal évolué depuis sa création en 2006. Depuis 2015, date où l’IGN a repris les données RPG à la suite de l’Agence de Service et de Paiement (ASP), l’IGN a simplifié les données de sortie du RPG et a proposé les données RPG à l’échelle de l’ilot cultural, en ne délivrant cette fois-ci que la culture majoritaire. Même si les données sont généralement disponibles avec 1 voire 2 ans de retard, le registre parcellaire graphique reste un outil sans commune mesure pour assurer un suivi des dynamiques d’occupation des terres agricoles, et évaluer notamment comment évoluent les assolements et les rotations sur le territoire Français. L’INRAE a travaillé pendant de nombreuses années au développement d’un outil mettant à profit l’utilisation du RPG pour assurer ce suivi : RPG Explorer. Plusieurs entreprises se sont également saisies du sujet (ex : Kermap).

Plusieurs acteurs travaillent également sur la mise à disposition de cartes d’occupation du sol en France (pour pallier au fait que le RPG arrive souvent avec un ou deux ans de décalage par rapport à l’année en cours). C’est notamment le cas des cartes OSO générées par le pôle Théia. Les cartes OSO sont construites à partir de séries d’images optiques multi-temporelles à haute résolution spatiale (de type Sentinel-2, mais aussi dans le futur SPOT-6/7, voire Pléiades), et de données auxiliaires de référence pour l’étalonnage des méthodes et la validation des cartes.

Toutes les régions se dotent de données d’occupation du sol, plus ou moins interopérables avec la classification Corine Land Cover. Ces données sont accessibles sur https://geo.data.gouv.fr/fr/ (tapez par exemple ‘Occupation du sol’ dans la barre de recherche) (Figure 3) ou sur tous pleins de sites régionaux comme « OpenIG » ; « CrigePACA » ; « Pigma », ou encore « GeoBretagne ». Ces données sont souvent présentées à l’échelle de la parcelle cadastrale. Certains opérateurs de schémas de cohérence territoriale (SCOT) ou d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) se sont dotés de leur propre couche d’occupation du sol pour piloter leur territoire. Elles sont souvent plus précises que les occupations du sol régionales ou départementales. Attention, toutefois, le nom de ces sources d’informations n’est pas le même partout. Pour aller plus loin : https://www.aspexit.com/ou-recuperer-des-sources-de-donnees-en-agriculture/

Exemple : Suivi des ressources pâturées dans les fermes agro-pastorales


Les systèmes agricoles que nous voulons voir advenir doivent être soutenus, notamment parce que certains peuvent être chronophages à gérer. Certaines fermes en système agro-pastoral avec des élevages en lâcher dirigé ont par exemple été très précoces sur l’adoption du tracking GPS pour savoir où étaient localisés leurs animaux, surtout dans des territoires accidentés.

Les technologies de tracking GPS peuvent être mobilisées conjointement avec des technologies de télédétection (satellite, avion, drone) pour croiser le passage d’animaux dans des systèmes agro-pastoraux avec des indicateurs géomatiques de la ressource pâturée. Ce croisement permettrait par exemple de discriminer certains patchs végétaux à protéger et d’autres où la pression de pâturage peut être augmentée. Ces technologies permettent également de labelliser le lait d’herbe ou lait de pâturage produit par des vaches qui broutent au pré plutôt que de vaches qui mangent de l’ensilage et du soja en stabulation.

Des herbomètres sont également disponibles pour mesurer la couverture d’herbe sur les sols et accompagner plus largement des évolutions de pratiques de gestion de cheptel et de paturage tournant. Si cette donnée est pertinente à l’échelle de l’agriculteur, l’agrégation de données d’herbomètres connectés (ou d’un réseau d’herbomètres) peut donner à voir des dynamiques paysagères spatio-temporelles intéressantes à considérer à l’échelle d’une politique locale (dans le sens où une évaluation globale est importante pour les décideurs politiques). Derrière cette logique qui peut sembler gagnante-gagnante, l’agriculteur ne peut pas être le seul à porter le coût de la capture de ces données de couverture végétale puisque que l’on voit bien ici que l’ensemble du territoire en bénéficie également. L’agroécologie multi-échelle nécessite donc de penser des modèles de partage de la donnée et des modèles de concertation où tout le monde y trouve son compte (nous en reparlerons). En faisant en sorte que ce partage de données ne soit pas utilisé simplement comme une source supplémentaire de contrôle des pratiques de l’agriculteur.

Exemple : Vers une biosurveillance de l’environnement accompagnée par l’outillage numérique


En étant tout à la fois une espèce phare (suscitant l’adhésion du public), une espèce parapluie (dont les besoins en matière de conservation protègent accessoirement d’autres espèces), une espèce indicatrice (sensible aux changements/dégradations) et espèce clé (dont l’impact écologique est disproportionné par rapport à son abondance), les insectes pollinisateurs dont l’abeille domestique offrent une vitrine sans commune mesure du vivant.

Parce qu’elle est un maillon important de l’écosystème, l’abeille – comme sentinelle de l’environnement ou marqueur du vivant – va représenter des impacts variés sur la faune, la flore, les humains que nous pouvons tenter d’approcher en traduisant ce que vit l’abeille dans son quotidien, dans les difficultés de sa vie et d’adaptation à son environnement. En prenant du recul sur l’enveloppe de recherche couverte par les abeilles (quelques km de diamètre autour d’une ruche), ce sont en réalité plusieurs centaines de millions de végétaux qui sont butinés par les abeilles d’une même ruche donnant ainsi accès à une quantité assez impressionnante sur l’état de l’environnement alentour.

Les données remontées à des échelles bien plus larges que les ruchers peuvent avoir de l’intérêt pour développer une connaissance plus fine des productions de miel par type de territoire et par période de miellée, ou encore pour participer à la création d’observatoires régionaux et national de la production de miel. Il faudrait d’ailleurs arrêter de parler de biodiversité à l’échelle d’un site, mais toujours de voir comme ce site est inclus dans son territoire, pour essayer d’avoir une vision un peu plus macro du sujet traité.

Outre les abeilles, il y a en réalité plein de matrices différentes à creuser : pollen, miel, nectar, cire, – toutes apportant leur lot d’informations sur le contexte autour du rucher. Le pollen est d’ailleurs particulièrement intéressant parce qu’il est possible d’en récupérer dans des trappes avant même que l’abeille n’ait pénétré dans la ruche (une sorte d’information brute à disposition). Le pollen fixe des polluants et contient en plus de l’information sur les végétaux butinés par les abeilles, même à l’état de trace.

Les outils numériques pourraient accompagner une biosurveillance plus large de l’environnement même si le suivi fin des insectes et le déclin des pollinisateurs est particulièrement complexe à appréhender. Entre des enjeux multifactoriels, additifs, colinéaires ou encore confondants, les outils numériques pourront être utiles pour naviguer et y voir plus clair mais la réalité restera complexe. Les outils numériques doivent aider à sortir du prisme de l’abeille comme individu pour aller vers des approches paysagères et territoriales plus larges, et notamment pour suivre des pratiques sanitaires de manière coordonnée, ou encore discriminer les territoires et les facteurs d’influence de l’état de santé des colonies. Mais sommes-nous prêts à mettre de l’argent pour ça ou à accepter ce que cela nous enseignerait sur le (mauvais) état de l’environnement ? Pour aller plus loin : https://www.aspexit.com/numerique-apiculture-des-promesses-pour-la-production-apicole-et-la-bio-surveillance-de-lenvironnement/

Exemple : Surveillance sanitaire des insectes à large échelle


La majorité des outils numériques actuels s’intéressent à l’observation plutôt qu’à la prédiction, et même ces observations manquent. La modélisation aura du mal à arriver sans un niveau correct d’informations, d’un bon maillage (avec une bonne localisation, près des zones où les foyers de contamination sont les plus susceptibles de démarrer) et d’une capacité à être réactif rapidement en cas de détection ou de prédiction d’arrivée de vols d’insectes. L’enjeu reste de savoir estimer correctement la densité de ravageurs dans les champs sans faire trop d’échantillonnage. Des systèmes d’alertes partagés, avec des réseaux de piégage collaboratifs pourraient avoir du sens. Outre l’intérêt financier pour les producteurs qui partageraient ces réseaux de piégeage, ces réseaux permettent aussi de mieux suivre par exemple les dynamiques d’insectes migrateurs. La modélisation, quand elle est réalisée, se base souvent sur des données climatiques connexes. Des données auxiliaires de paysage (surfaces de colza et/ou de forêt proche, surface et taux d’enherbement, indices de biomasse de cultures proches, etc) pourraient aussi aider à expliquer les dynamiques observées.

En pensant la surveillance au regard d’un prisme agroécologique, on pourrait même privilégier le suivi des auxiliaires de culture plutôt que celui des ravageurs, pour s’assurer que leur introduction a fonctionné ou que leur présence en nombre est bien avérée. On peut imaginer qu’une partie des actions de biocontrôle consiste à quantifier en temps réel le potentiel de prédation et couple l’observation à un lâcher éventuel de ressources à même de maintenir des prédateurs à des densités élevées. Il manque actuellement toute la chaîne d’équipements adaptée pour réaliser sur son exploitation une grande partie de l’élevage d’auxiliaires, évaluer les besoins des auxiliaires, réaliser le conditionnement et le lâcher des ressources alimentaires susceptible de stabiliser sur la parcelle la population d’auxiliaires en couvrant une période de disette qui conduirait sinon à ce qu’elle meurt ou quitte massivement la parcelle (Caquet et al., 2020).

Si elle est outillée, cette surveillance sanitaire demandera à utiliser des combinaisons d’outils numériques (on peut parler de systèmes technologiques). Un travail du Shift Project éclaire l’intérêt des technologies numériques pour un suivi dynamique et spatialisé des bioagresseurs à l’échelle territoriale, notamment en combinant des pièges connectés, des approches participatives, des données de stations météo connectées ou encore des données satellitaires (The Shift Project, 2024b). Pour aller plus loin : https://www.aspexit.com/le-numerique-au-service-de-la-gestion-des-bioagresseurs-en-agriculture/

Exemple : Mieux comprendre la perception de l’environnement par les animaux en lien avec les pratiques agricoles


Comment réagit la biodiversité aux pratiques agricoles ? Si l’exemple sur les abeilles, en tant que sentinelles de l’environnement, pourrait être une manière de l’approcher indirectement, une approche plus directe pourrait être d’installer des capteurs directement sur certains animaux. L’intention étant d’outiller une composante biologique de l’environnement et de voir comment cette composante réagit, de manière à identifier les facteurs minimaux (ou les conditions minimales) pour que le biologique puisse prospérer.

On pourrait par exemple se demander si un labour de 5 mètres de large génère une zone infranchissable pour un crapaud qui aurait voulu rejoindre une mare. Si tel est le cas, peut-être faut-il faire en sorte de mettre en place une architecture pour lui faciliter l’accès à sa mare. Ou tout simplement arrêter de pratiquer le labour sur les voies les plus empruntées. 

Sans aller jusqu’à installer des capteurs miniaturisés sur des insectes pollinisateurs ou sur des oiseaux (même si cela existe déjà), des ruches et/ou des nichoirs connectés sont en mesure de suivre des fréquences de pontes, des dynamiques de reproduction, ou plus largement d’état des populations en relation avec leur environnement. Des chutes importantes du nombre d’insectes pollinisateurs mesurés en fin de journée dans une ruche connectée laisseraient entrevoir une inaptitude ponctuelle ou structurelle de ces insectes à naviguer dans leur environnement (météo, pollution, pratique maladroite telle qu’un traitement en journée ou une fauche d’une parcelle très visitée)

Exemple : Informer sur l’état du sol en analysant les cartographies de couverts végétaux


Les couverts végétaux, par le développement de certaines espèces plutôt que d’autres ou par la rapidité de leur développement, sont un excellent révélateur de l’état du sol. Autant les biais peuvent être importants sur une plante cultivée notamment sur la fertilisation qui atténue une part de variabilité dans la parcelle. Autant, lors du semis des couverts, on se retrouve régulièrement en conditions climatiques plus compliquées, sans fertilisation, et les patterns ressortent. Les crucifères et les graminées apparaitront plus facilement sur des zones avec une forte minéralisation, alors que l’on aura peut-être plus de chances d’observer des légumineuses sur des sols limités en azote. Cartographier les couverts végétaux par des vecteurs aériens (drones, avions, etc.) pourrait être un moyen de repenser les PPF (plans prévisionnels de fumure) et de les spatialiser – dans le sens d’une variabilité spatiale des apports dans les parcelles. Une fois les patrons identifiés, rien n’empêcherait également de raisonner à l’inverse et de moduler spatialement les couverts introduits dans les parcelles.

Gardons néanmoins en tête que la modulation ou spatialisation porte le risque in fine de faire disparaitre des systèmes atypiques si l’objectif est de tout homogénéiser, alors qu’elle pourrait être vue comme une manière de valoriser les hétérogénéités observées.

Piloter & Organiser la production agroécologique


Les systèmes agroécologiques sont complexes : multi-ateliers de production, pratiques alternatives, diversité des productions sur l’exploitation etc. Les outils numériques sont susceptibles d’accompagner le pilotage de ces structures hétérogènes en allégeant de la charge mentale, en réduisant la pénibilité du travail et en facilitant l’organisation du travail sur l’exploitation.

Nous avons besoin d’outils de visualisation puissants. En stockant, agençant et remaniant l’information remontée, sous la forme de tableaux de bord ou d’agrégats de données, ces technologies numériques peuvent donner une vision panoramique de l’exploitation, croisant l’ensemble des ateliers en présence. Ces tableaux de visualisation sont également utiles pour se comparer à des exploitations voisines comme source d’inspiration et d’amélioration, mais aussi pour aider à se projeter vers des systèmes agricoles qui ont réussi à se transformer. Les outils numériques peuvent ainsi faciliter la délégation et la répartition des tâches, éclairer et simplifier l’organisation des chantiers pour s’assurer que ces exploitations, plus riches en forces de travail sur le terrain, soient efficaces. Toutes les tâches récurrentes – par exemple administratives – susceptibles d’être automatisées par des technologies numériques sont autant de temps libre laissé aux agriculteurs pour explorer de nouvelles opportunités et améliorer leur système (pourvu que cela ne soit pas juste une excuse pour devenir plus grand et se fragiliser encore plus)

Les outils de gestion dédiés aux systèmes diversifiés sont encore trop manquants. Des paramétrages initiaux chronophages et des outils longs à maintenir rendent difficiles leur utilisation à grande échelle. Ces outils doivent rester flexibles au maximum pour ne pas imposer une manière de pensée donnée aux agricultrices et agriculteurs.

Conseiller & Former autour des systèmes agroécologiques


Les systèmes agroécologiques, complexes par essence, doivent être abordés au travers d’une approche systémique que les modèles actuels ont du mal à considérer.

Les modèles d’aujourd’hui ne prennent en compte par exemple que très peu les interactions biologiques – par exemple la compétition entre espèces, les relations entre la biodiversité souterraine et aérienne, ou encore les relations entre les processus biotiques et abiotiques dans les paysages (Gascuel et al., 2022). Ces modèles doivent ainsi plus généralement transitionner de systèmes de culture vers des systèmes de production agricole dans leur ensemble.

La transition agroécologique mobilise de multiples niveaux d’organisation (à la fois animaux et végétaux) qui interagissent fortement entre eux : échelle moléculaire et cellulaire, échelle des organismes, de la physiologie et de l’expression phénotypique, échelle de la parcelle et de l’exploitation agricole, échelle des paysages et des communautés mobilisant l’écologie et les dynamiques. Les composantes spatiales et temporelles, d’autant plus importantes que les systèmes agroécologiques vont davantage dépendre d’effets de voisinage ou encore d’éléments du paysage, sont encore trop peu considérées et restent un défi en agroécologie. Le rôle des interfaces entre milieux cultivés et milieux semi-naturels (refuge, échanges d’organismes entre les deux habitats, etc.) reste peu documenté, que ce soit pour la gestion des maladies, le contrôle biologique ou la pollinisation (Caquet et al., 2020). Les effets de la diversification agricole sur l’intensité et la stabilité des processus écologiques d’intérêt en agroécologie sont peu connus à l’échelle du paysage. Les effets de concentration et de dilution, de connectivité et de régulation des flux sont encore mal compris.

L’agriculteur doit être accompagné dans sa prise de décision, ne serait-ce parce que les connaissances et compétences à mobiliser dans une transition agroécologique sont extrêmement variées, mais aussi plus profondément parce que dans le monde agricole, c’est souvent le dernier promoteur du conseil qui gagne ou qui a raison. Les outils de reconnaissance d’adventices ont par exemple du sens parce que pour apprendre à reconnaitre des plantes, il faut être accompagné d’un botaniste. Et mettre les livres des botanistes (par exemple la Flore Bonnier ou autre) dans la main des agriculteurs est quelque chose d’assez compliqué. Un outil de reconnaissance permet dans ce cas-là à l’agriculteur de s’autoformer à l’identification des adventices.

En passant à une vision élargie de l’exploitation agricole, les systèmes agroécologiques ont besoin de passer d’une logique d’outillage tactique (vision en mode réactif, pour un pilotage à l’année ou en situation de crise) à une logique d’outillage stratégique (vision en mode réflexif, pour un pilotage plutôt long terme). Cette seconde logique, plus complexe, permet de hiérarchiser et d’arbitrer des actions à une échelle globale et d’envisager non plus des actions silotées pour répondre à un problème particulier mais de penser les actions avec une visée de résilience et robustesse globale. Les agriculteurs auront besoin d’outils d’aide à la décision, centrés utilisateurs, qui devront d’autant plus intégrer la stratégie de l’agriculteur et les connaissances expertes locales disponibles que les solutions aux problèmes seront spatialement situées. On pourrait d’ailleurs aller jusqu’à parler d’outils d’aide à la conception (plutôt que d’outils d’aide à la décision) qui soutiendraient l’évaluation, la créativité, l’observation et l’action des agriculteurs (par exemple une nouvelle méthode de gestion du blé basée sur le suivi de son état nutritionnel en azote) (Prost et al., 2023).

On pourrait d’ailleurs rajouter que la modélisation du risque et de l’incertitude, notamment dans les systèmes en transition, mériteraient encore plus d’attention. Des données numériques et des modèles agronomiques locaux peuvent par exemple être utilisés pour quantifier le risque et minimiser les coûts assurantiels. Cette notion de risque doit être correctement appréhendée parce que si un risque sanitaire, même minime, est détecté par un outil de modélisation, il y a fort à penser que les agriculteurs auront envie de traiter alors qu’ils ne l’auraient peut-être pas fait s’ils n’avaient pas eu cette information. Cette connaissance pourrait d’ailleurs être monétarisée en ajustant à la hausse ou à la baisse le montant de la police d’assurance (ce qui peut être considéré comme un ajustement acceptable aux efforts faits pour ne pas mobiliser l’assurance).

L’ensemble de la palette d’outils de science des données (modélisations spatio-temporelles, approches multi-critères et multi-performances, programmation sous contraintes, logique floue etc.) nourries par des données collectées plus massivement pourrait appuyer la construction de ces modèles complexes et pallier le manque de connaissances sur les processus agroécologiques en jeu. L’intégration de la stratégie de l’agriculteur dans les modèles, la prise en compte de l’incertitude et la capacité à définir des modèles optimaux dans des systèmes agroécologiques spatio-temporels à plusieurs niveaux d’organisation reste très largement un défi (Bellon-Maurel et al., 2022).

Modéliser la transition agroécologique de l’exploitation agricole nécessite avant tout de pouvoir modéliser l’exploitation agricole. Cette modélisation est un moyen pour l’agriculteur de l’aider à se projeter et à tester des systèmes d’innovations agroécologiques ou autres (avec des innovations agronomiques, organisationnelles, etc.) et à se représenter ces systèmes complexes. L’agriculteur aura besoin de visualiser et comprendre les changements radicaux qui pourraient avoir lieu sur sa ferme, et tenter de mieux se les approprier sur le temps long. Modéliser une exploitation agricole demande de s’intéresser à un faisceau très large de critères : structures cognitives de l’agriculteur (buts, plans, préférences), structures physiques (le parcellaire en place) et sociales, diversité des ateliers de production, etc. Et cette modélisation sera rendue encore plus difficile dans le sens où les systèmes agroécologiques feront apparaitre de nouveaux objets de gestion sur l’exploitation. 

Ici encore, des outils numériques (méthodes de simulation numérique, modélisation multi-agents, serious game, jumeaux numériques, etc.) peuvent être recomposés et remobilisés pour accompagner une transition agroécologique (De Graeuwe et al., 2025). Certains outils de modélisation comme les jumeaux numériques (sous-entendu un jumeau numérique d’une exploitation agricole) permettent de pallier les difficultés d’apprentissage d’outils d’intelligence artificielle qui auraient demandé une quantité importante de données pour fonctionner. Le niveau de complexité de ces modèles augmentera avec les composantes agroécologiques à considérer, de même que les problèmes liés à leur interprétabilité et à leur incertitude associée.

Les outils d’intelligence artificielle, et notamment les grands modèles de langages (LLM) pourraient venir accompagner la montée en compétence des agriculteurs. Pour les agriculteurs qui n’ont pas eu la chance de suivre des cursus de formation, les outils d’intelligence artificielle, en screenant de larges bases de données pourraient aider à fournir une information simplifiée et contextualisée ou à obtenir une aide à la décision ponctuelle pour des itinéraires opérationnels (quelles cultures cultiver, quel engrais utiliser). Ces outils pourraient être en mesure également de traduire des informations complexes en langage parlé (notamment pour des communautés autochtones par exemple).

Exemple : Appuyer l’organisation spatio-temporelle de l’assollement par de la modélisation sous contraintes


L’élaboration d’un plan d’assolement est un problème multicritère et hautement combinatoire, et ce d’autant plus dans des systèmes agroécologiques diversifiés. La prise en compte de l’ensemble des contraintes de terrain est difficile à envisager dans son ensemble pour l’esprit humain. Pour réduire la complexité du processus, les systèmes agroécologiques tendent à utiliser des groupes de cultures prédéfinis sur la base des critères qu’ils ont choisis, ces critères tournant souvent autour de la famille botanique. Cette stratégie n’intègre que de manière très imparfaite les contraintes agroécologiques qui favorisent les processus de régulation naturelle.

La prise en compte de contraintes dans ces plans d’assolements est aussi rendue compliquée parce qu’il n’y a pas encore de consensus établis sur la façon d’organiser les assolements de rotation. Le manque de références techniques (que nous avons déjà évoqué) est souligné par le fait que des questions d’interactions inter-espèces ou encore de durée de rotations sont répondues dans des contextes particuliers et pas forcément généralisables.

Parmi les exemples de contraintes, on peut imaginer les choses suivantes : contraintes de rotations avant de remettre la même plante ou une plante de la même famille, contraintes d’interaction pour caractériser la potentielle concurrence entre plantes adjacentes, contraintes de proximité pour faciliter la logistique et les chantiers, contraintes de placement pour considérer l’ombre ou des arbres adjacents, etc. (Challand et al., 2024).

La place pour les outils de modélisation est peut-être ainsi plus de donner un cadre d’expression de contraintes relativement flexible (et pas des contraintes fixes) pour que chacun puisse évoluer dans un cadre qu’il maitrise. Ces outils sont ainsi plus à penser dans une logique de simulation et/ou d’animations de groupes pour partager les expériences et apprendre ensemble.

A côté de ces contraintes devra également s’exprimer une « fonction objectif », c’est-à-dire de savoir sur quels critères la fonction de modélisation devra être optimisée. L’intention sera, dans un cadre agroécologique, de sortir d’une logique monocritère pour engager une logique multi-objectifs ; et ainsi ne pas seulement considérer des attributs économiques.

Certains travaux s’inspirent du pixel cropping, sous-entendu que chaque pixel d’une parcelle (si on la découpait en mosaïque) pourrait représenter une culture différente. Le pixel cropping s’appuie fortement sur les principes des méthodes agroécologiques établies qui tirent parti de la diversité, notamment le compagnonnage et les pratiques indigènes de culture intercalaire (milpa ou autres).

Peut-être en mettant de côté la notion de modélisation sous contraintes de cet exemple, notons également qu’il existe des plateformes en ligne pour faciliter l’échanges de parcelles entre agriculteurs. Ce mécanisme d’échange peut accompagner des logiques d’organisation d’assolements entre voisins.

Exemple : Repenser l’utilité de la reconnaissance d’adventices pour la protection des cultures


La diminution avérée des solutions de lutte chimique et la volonté de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires oriente le développement des outils technologiques dédiés à la pulvérisation. En règle générale, des caméras sont embarquées sur les agro-équipements et/ou sur les robots pour assurer un désherbage – sélectif ou non – généralement localisé. Les adventices sont ainsi vues principalement comme un problème – les parcelles sont sales – affectant le rendement. L’objectif principal est alors de les discriminer pour pouvoir les retirer ensuite du champ (par des moyens de lutte chimique, mécanique, électrique, thermique, etc.).

Utiliser une cartographie d’adventices comme base pour évaluer si les parcelles ont une forte pression ou non de mauvaises herbes et donc prioriser les adventices qui doivent être enlevées pour protéger le rendement apparait comme une idée intéressante. La mise en œuvre pratique de cette stratégie est potentiellement compliquée parce que le désherbage doit être effectué à un stade précoce, lorsque les mauvaises herbes ne sont pas encore suffisamment développées pour couvrir de grandes surfaces. La question se pose donc de savoir si les informations sur la couverture d’adventices au stade de la plantule sont suffisamment significatives pour prédire où commencera l’effet compétitif entre les adventices et la culture de rente.

Jusqu’à présent, la majorité des travaux se sont concentrées sur le potentiel économique des robots et agro-équipements de désherbage, mais il n’existe aucune étude sur les conditions dans lesquelles le potentiel écologique des robots de désherbage peut être exploité. Décider si un individu adventice doit être éliminé nécessite de spécifier quelles espèces d’adventices et quelle quantité d’adventices sont économiquement acceptables et écologiquement souhaitées. Le périmètre de travail n’est pas évident à considérer ici : qui y gagne l’agriculteur ou un pollinisateur ? quel pas de temps considérer : la saison culturale ou l’ensemble des saisons suivantes ?

Si les adventices peuvent certes nuire à la production agricole, elles fournissent également des sites de reproduction et des abris pour la faune (pollinisateurs, ennemis naturels des ravageurs). Elles constituent la base alimentaire des herbivores et donc des niveaux trophiques supérieurs comme les oiseaux. Les adventices favorisent également les mycorhizes et peuvent ainsi contribuer à accroître la fertilité des sols. Les adventices développées peuvent empêcher les germinations d’autres adventices. Si celles retenues sont peu dommageables, elles constituent un couvert végétal naturel permettant de nourrir le sol, limiter l’érosion, limiter des infestations par des espèces plus problématiques. En raison de la grande fonctionnalité des adventices dans l’agroécosystème, il pourrait être pertinent d’intégrer la biodiversité associée dans la prise de décision de les supprimer de la parcelle ou non. Et une application localisée de produits phytosanitaires n’est pas suffisante pour réduire les compromis entre les gains de rendement et la conservation de la biodiversité.

Marie Zingsheim et Thomas Doring expliquent que pour une perte de rendement définie, la diversité gamma (nombre d’espèces d’adventices sur l’ensemble de la zone étudiée) peut être maintenue dans une large mesure, même en l’absence d’informations sur l’hétérogénéité des adventices ou des cultures dans le champ pour décider de l’endroit où désherber (Zingsheim and Doring, 2024). Toutefois, pour maintenir la diversité alpha (nombre moyen d’espèces d’adventices par parcelle), il faut disposer d’informations d’entrée plus explicites sur le plan spatial, telles que le nombre d’espèces par parcelle, la quantité d’adventices (couverture d’adventices par espèce) et la compétitivité moyenne potentielle des espèces adventices présentes. Par conséquent, un robot de désherbage devrait être techniquement capable de distinguer les différentes espèces de mauvaises herbes, de mesurer la couverture des mauvaises herbes, de traiter les informations capturées en temps réel et d’éliminer les mauvaises herbes à l’échelle de chaque plante.

Les capacités de détection d’adventices (« green on brown », et « green on green ») avancent et certains acteurs sont en mesure d’aller jusqu’à la discrimination de grandes familles d’adventices : dicotylédones, graminées ou encore pérennes. Dans la mesure où des produits anti-graminées et anti-dicotylédones existent et sont différents, la distinction de ces grandes familles d’adventices fait sens pour éviter ou limiter des traitements phytosanitaires. Ces agro-équipements devraient également considérer les caractéristiques fonctionnelles de l’adventice, en ciblant les fonctions écologiques de la communauté d’adventices.

De nombreuses questions restent encore en attente de réponse au regard de cette gestion écologique des adventices. Nous ne connaissons par exemple pas comment cette logique affecte la banque de graines d’adventices du sol et ce qu’une sélection localisée d’adventices exercera sur la population d’adventices à long terme. La question des effets de la réduction des herbicides sur le rendement dépend essentiellement de l’introduction ou non d’autres méthodes compensatoires de lutte contre les mauvaises herbes lors de la réduction de l’intensité du désherbage chimique. Les systèmes robotisés pourraient être utilisés pour appliquer des traitements ultra-localisés d’herbicides pour gérer des vivaces (rumex, chardons..) avant que l’agriculteur ne lâche ensuite des auxiliaires. Les robots pourraient être utilisés pour enlever les quelques pieds d’adventices résistants derrière un traitement herbicide localisés pour limiter les problèmes de population résistantes.

Nous manquons encore de connaissances sur les effets compétitifs des espèces individuelles dans les communautés d’adventices au niveau du champ ainsi que les effets de réponse des adventices restant dans le champ après un désherbage sélectif. Le nombre d’espèces pour lesquelles nous connaissons les effets compétitifs d’espèces individuelles est actuellement limité, avec des lacunes importantes, en particulier pour les espèces plus rares. Ces effets de compétition sont également site-dépendant, c’est-à-dire qu’ils interagissent avec les propriétés du site et avec la communauté d’adventices dans laquelle l’espèce est présente en raison de la différenciation des niches, de sorte que la transférabilité à de nouveaux sites peut être remise en question. La compétition est aussi assez dépendante de la vitesse d’installation de la culture ou des espèces bien acceptées dans le sens où le rapport de précocité entre adventices et culture joue un rôle important. Pour aller plus loin : Zingsheim, M.L., & Doring, T.F. (2024). What weeding robots need to know about ecology. Agriculture, Ecosystems, and Environment, 364

Exemple : Faciliter les bouclages de cycles à l’échelle d’un territoire


L’échelle du territoire est certainement celle où la notion d’économie circulaire est la plus pertinente, notamment avec les échanges de matière organique, les déchets agricoles des uns étant transformés en ressources valorisables pour les autres. L’agriculture, qui a une place centrale dans les territoires, est l’objet de tensions liées à l’utilisation de ressources (les terres, l’eau) ou à son rôle dans les services écologiques. Cette échelle du territoire permettrait aussi de réintégrer la production agricole au niveau régional (à la fois en termes de flux de matières mais aussi d’un point de vue social) .

Travailler à l’échelle d’un territoire demande de faire converger un public d’acteurs variés et d’apporter de la cohérence entre différents échelons d’organisation (territoire, département, régions, etc.), notamment lorsqu’il s’agit de fédérer des propositions politiques. Et c’est souvent dans le design et l’animation des ateliers que se trouve la clef. Les outils numériques pourront à leur échelle venir accompagner ce travail d’ingénierie territoire pour :

  • collecter des données à l’échelle des territoires pour mieux identifier les flux de matières (en gérant le compromis entre spécificité, étendue de la mesure, résolution et hétérogénéité des données multisources),
  • visualiser ces données et les résultats post-traitement, pour des publics non spécialistes (en restituant des notions complexes comme l’incertitude, l’incomplétude…),
  • enrichir les méthodes de l’ingénierie territoriale pour faciliter la participation et l’innovation ouverte (besoin de modèles d’accompagnement, de ludification, d’outils d’analyse des séances participatives), la prise de décision collective ( outillage numérique des processus de délibération, négociation, vote) et la médiation ( création d’ « objets-frontières » numériques, comme les modèles d’accompagement, pour favoriser le dialogue des porteurs d’enjeux).

Un autre sujet important est de travailler à une meilleure quantification et analyse des flux de matière sur les différentes échelles de territoires, afin de faciliter la mise en place de modèles économiques alternatifs relevant par exemple de la bioéconomie ou de l’économie biophysique.

Pour aller plus loin : Inria – Inrae (2022). Agriculture et Numérique. Tirer le meilleur du numérique pour contribuer à la transition vers des agricultures et des systèmes alimentaires durables.

Echanger & Partager de la connaissance agroécologique


« La réussite, c’est un peu de savoir, un peu de savoir-faire et beaucoup de faire-savoir ».

Les connaissances expérientielles, traditionnelles, locales et tacites des agriculteurs doivent être partagées et mutualisées au maximum pour que le mouvement agroécologique puisse se diffuser. Si l’on y rajoute le manque de références techniques dont nous parlions précédemment, il reste difficile d’engager une transition agroécologique, surtout lorsque l’on ne sait pas par où commencer.

Les modèles de diffusion de savoirs et de pratiques sont actuellement très territoriaux et dépendent beaucoup des acteurs de terrain (conseillers CIVAM, GAB, Coopératives, Chambres etc.). Lorsque les pratiques sont beaucoup plus spécifiques, il est difficile de trouver des agriculteurs qui font exactement la même chose et le partage de connaissances par tiers interposé n’est pas évident.

Au vu de la diversité des connaissances à consolider et concaténer, les échanges basiques d’informations ne seront certainement plus suffisants. La connaissance devra être stockée, organisée, triée, mise en forme et rendue accessible pour passer le cap d’une expansion virale. Il faudra certainement arriver à formaliser et documenter cette connaissance, en utilisant par exemple des ontologies ou des représentations partagées, pour la renseigner dans des architectures informatiques, et faire en sorte que cette information soit pertinente pour des agriculteurs qui ne produisent pas nécessairement dans les conditions dans lesquelles cette information a été générée (gestion de la traduction mutli-lingues, comparaisons inter-contextes agricoles, etc.).

Dans la mesure où les pratiques agricoles relèvent autant du savoir-faire que de la connaissance, l’encodage de l’information dans ces bases de données donnera certainement du fil à retordre (Colliaux et al., 2022). L’utilisation d’outils de synthèse vocale et de traitement du langage naturel pourra faciliter l’accès, la structuration et la combinaison des informations agricoles.

L’attachement aux différentes échelles spatiales (parcelle, ferme, territoire, système alimentaire) en agroécologie est important. Ces différents niveaux d’organisation demanderont à être toujours plus en relation et l’agriculteur devra d’être intégré encore plus fortement au sein de son écosystème (chaine de valeur, filière, territoire, etc.) et au consommateur final. La construction d’une transition territoriale nécessite la coordination d’une grande variété d’acteurs qui ne communiquent généralement pas entre eux (Leveau et al., 2019). La diversité des acteurs en présence doit être rendue visible (notamment ceux qui ont réussi à transitionner) et ces acteurs doivent être en mesure de se rencontrer pour accélérer la transition agroécologique. Les technologies numériques, avec des systèmes d’annonces en ligne (market place ou autres) ou de cartographies dynamiques sont une façon de répondre au partage d’information et de connaissances entre des communautés larges et auparavant isolées.

Les vidéos en ligne (sur Youtube ou autres) offrent des espaces de diffusion très élargie de la connaissance (les chaines de Ver de terre production et de Maraichage en sol vivant cumulent à elles seules plusieurs millions de vues). Les formats des vidéos doivent être correctement réfléchis en amont (tutoriels d’immersions, jeux, wébinaires d’actualités, vlogging, etc.) pour amener une connaissance qui fait réagir et qui donne envie. Dans ces vidéos, les stratégies d’immersion dans les fermes donnent aux agriculteurs les clefs pour raisonner et apprendre à prendre des décisions. Est-ce que ces vidéos servent plutôt à de la vulgarisation ou à de la formation réelle ? La question n’est peut-être pas si importante que cela. Ces médias participent à un moment donné à questionner, ouvrir les esprits, à s’autoformer, et de nombreux agriculteurs qui passent par des sessions de formation sont en réalité passés à un moment ou un autre par ces vidéos.

Les réseaux sociaux, via des communications asynchrones pouvant avoir lieu n’importe où sur la ferme ou au champ, ouvrent des voies supplémentaires d’échanges de connaissances. Les médias sociaux engagent la responsabilité des professionnels sur ce qu’ils écrivent et les encouragent à fournir des réponses de qualité. Au moins quatre utilisations distinctes pourraient en être faites (Prost et al., 2022) : l’auto-formation, le réconfort émotionnel ou identitaire, le souhait de transmettre des connaissances, l’élargissement d’une communauté.

Les médias sociaux permettent d’atteindre des communautés qui sont parfois en dehors des systèmes d’information traditionnels et facilitent la transmission de messages plus ciblés et adaptés aux personnes concernées. Ce sont des lieux virtuels pour les personnes qui n’osent pas forcément échanger sur leurs états d’âmes et leurs problèmes dans la vie réelle, et les questions posées en ligne ne sont pas les mêmes que celles qui auraient été posées dans la vraie vie. Il est vrai que sur les réseaux, les membres ont tendance à partager plutôt une belle vision d’eux-mêmes pour ne pas nuire à leur image. Alors que le partage de problèmes et de retours d’expériences, même négatifs, est une source incroyable de connaissances. Ces réseaux sont donc l’occasion de consolider du savoir, sous la forme d’enquêtes par exemple, anonymisées ou non.

Les médias sociaux structurent des communautés. Nous avons tous besoin de points de référence, de pairs, de gens qui partagent nos visions et peuvent nous accompagner. Les réseaux sociaux peuvent réconforter une personne confrontée à un défi, comme un agriculteur en phase de transition, qui a rencontré des problèmes et s’est découragé. En étant présents, les membres de la communauté peuvent agir à la fois comme une forme d’assistance technique et comme des personnes ressources qui remontent le moral des agriculteurs (Soulignac et al., 2023).

Ces communautés pourraient être animées ou non par des conseillers, dont le rôle sera ainsi plutôt celui d’un facilitateur ou d’un modérateur de réseau garant de la confiance au sein du groupe, ce qui appellera à développer de nouvelles compétences et savoirs-faires. Un des rôles de ces animateurs pourrait être d’identifier les sujets les plus lus et les plus aimés sur les médias sociaux, ou d’examiner les attentes autour de ces sujets d’intérêt, ou encore d’identifier les personnes de référence en mesure de répondre aux questions de la communauté.

lI faudra garder en tête que la communication des institutions ou de certaines structures ne sera pas toujours la bienvenue dans ces réseaux de pairs ou de club d’utilisateurs. Ces communautés ne sont pas forcément à penser que pour les agriculteurs mais s’acclimateront très bien pour les conseillers, techniciens ou autres acteurs agricoles, pour échanger entre eux et partager des bonnes pratiques.

Exemple : Numérisation d’archives agronomiques


Même si les références techniques autour de systèmes agroécologiques sont manquantes, il n’en reste pas moins que nos anciens avaient quand même agrégé un certain nombre de connaissances et de savoir dans de vieux livres, documentaires ou des cartographies. Les outils d’intelligence artificielle pourraient être dédiés à la récupération de ces données historiques (tableaux, enregistrements analogiques, cartes numériques, etc) pour les redigérer dans un format quantitatif et qualitatif exploitable. La reconstruction de systèmes agricoles dans l’histoire et des processus écologiques associés sont un moyen de mieux comprendre les conditions d’existence et les tendances des systèmes agroécologiques passés.

Pour aller plus loin : Viana, C.M., & Carvalho, D. (2024). Unveiling historical agroecological patterns through artificial intelligence (AI) and Geographic Information Systems (GIS). Agile : GIScience Series, 5.

Exemple : Création de communautés agroécologiques au travers de réseaux sociaux et de systèmes de connaissances partagées


Les réseaux sociaux peuvent aider à faire corps ensemble et à connecter les agriculteurs entre eux. Outre des mises en relation inter-personnelles qui permettraient notamment de faire grossir la dynamique agroécologique silencieuse en cours (Lucas, 2021), le lien informationnel apporté par les réseaux sociaux par des partages simples de messages, sons ou vidéos est déjà un premier pas vers la propagation de connaissances. Ces échanges facilitent un apprentissage individuel et collectif comme source d’innovation. Rappelons d’ailleurs que les outils numériques ont contribué à l’essor de nouveaux mouvements sociaux émancipateurs et révolutionnaires et permettent à certains agriculteurs de disposer de nouveaux modes de communication pour partager leurs pratiques.

La mise en place d’un réseau social ne suffit pas – c’est bien une communauté qu’il faut créer. Des modérateurs et des animateurs de communautés doivent être présents pour fluidifier et (ré-)activer les échanges au besoin, et créer les conditions pour que les agriculteurs discutent et partagent de l’information : canaux simples et clairs, modération et/ou refléchage de l’information, mise en place de liens utiles, célébration des résultats etc. L’exemple de la communauté Centipede RTK, qui promeut l’auto-installation de balises RTK sur les territoires au travers d’une communauté dynamique et convivial, est particulièrement éclairant (https://docs.centipede.fr/).

Des structures Agritech comme Triple Performance (https://wiki.tripleperformance.fr/wiki/Triple_Performance) cherchent à devenir une sorte de wiki de l’agroécologie. Leur intention serait d’avoir la documentation littéraire en ligne la plus précise possible (les agris racontent ce qu’ils font), complétée par des itinéraires techniques sémantiquement exploitables, des chiffres techniques, et des indicateurs de performance (flore de l’agroécologie, IDEA4, Indice de régénération etc…). Ce wiki permettrait ainsi de pouvoir caractériser les exemples qui sortent du lot et d’extraire des pratiques dont l’impact n’avait pas été soupçonné mais qui démontrent un effet intéressant.  

Ce sont les communautés elles-mêmes qui pourraient valider les portraits de ferme, un peu comme le mécanisme classique de peer-review scientifique. Des mécanismes devront être mis en place pour inciter les agriculteurs à se déclarer mais de façon transparente, avec des critères objectifs (ex : % de couverture du sol, consommation d’IFT moyen etc.) qui permettront ensuite de se comparer aux membres de la communauté. Ces communautés seront d’autant plus puissantes que les localisations de fermes sont connues (pour les visiter par exemple), et que les portraits d’agriculteurs sont concrets, simples et efficaces (ex : combien l’agriculteur gagne, quelles pratiques sont mises en place). Cartographier les acteurs de l’agroécologie peut être intéressant sauf si cette cartographie revient à recenser simplement les acteurs de l’agriculture.

Exemple : Vers des cadres de recherche participative et la création de réseaux favorisant le débat public et la diffusion des connaissances


L’agroécologie a besoin de systèmes d’innovation ouverte. C’est une façon de concevoir des scénarios futurs plausibles et des scénarios de transition, instanciés en fonctions des scénarios futurs identifiés préalablement. Ces mécanismes de prospective sont une bonne façon de représenter les phénomènes se produisant à différents niveaux (processus biologiques, gestion de l’exploitation, territoires), de pouvoir se projeter et surtout d’en discuter. Ces scénarios peuvent être dynamisés par de l’outillage numérique, sous la forme de projets gamifiés (serious games), voire même avec de la réalité augmentée pour aider les parties prenantes à visualiser les futurs paysages diversifiés au moment de la conception des systèmes de culture.

Les systèmes numériques peuvent également faciliter les échanges et croisements d’informations au travers de plateforme de partage de connaissances : wiki, vidéos sur les pratiques agroécologiques produites par des médiateurs en lien avec les agriculteurs. Les outils numériques offrent également des médias pour travailler de manière collaborative et faciliter la prise de décision collective et la médiation : plateformes de collaborations numériques, systèmes visio, outillage numérique des processus de délibération etc.

Orienter l’équipement vers des pratiques agroécologiques


C’est peut-être le domaine où le lien avec l’agroécologie est le moins concrétisé, même si une certaine forme d’intention est présente.

Les systèmes agroécologiques n’auront pas accès à la même gamme de mesures curatives que les exploitations conventionnelles, et ce d’autant plus que les moyens de lutte chimique à disposition (molécules disponibles, produits sur le marché, etc.) auront tendance à diminuer avec le temps pour des raisons réglementaires. Il faudra alors devenir maitre dans l’art de l’anticipation, et positionner plus finement les interventions pour réduire au maximum les risques sur la production agricole. La détection précoce de problèmes – que les systèmes et instruments de mesure peuvent faciliter – permet de mieux se préparer et de potentiellement agir de manière curative quand il faut (détection de spores de mildiou et d’oidium, pièges connectés pour les dégâts de gibier ou les arrivées de vols d’insectes, etc.).

C’est peut-être quand il faudra aller vers des produits plus chers ou des produits avec des spectres d’action moins large (avec une précision d’application importante) que les outils numériques pourront s’avérer intéressants. Même dans le cadre d’un lâcher d’auxiliaires de culture, ne pas lâcher n’importe comment ces moyens de lutte biologique ne parait pas complètement idiot.

Une grande partie des connaissances générée dans une logique agroécologique ne pourra être prises en compte que si des agroéquipements dédiés les exploitent pour moduler leur action (Caquet et al., 2019). Semer dans une culture en place, récolter variété par variété pour pouvoir utiliser des mélanges de cultures de maturité asynchrone, sont autant de pratiques qui peuvent être activées par des agroéquipements dans une logique agroécologique. Ces pratiques sont notamment reconnues pour remonter le niveau de productivité de systèmes bas-intrants qui sont considérés par leurs détracteurs comme conduisant à des baisses de rendement. Des systèmes technologiques pourront être intégrés au matériel existant (sous la forme d’un rétrofit par exemple) ou de nouveaux agroéquipements devront être conçus.

Un des enjeux sera de faire en sorte que les agroéquipements ne fassent pas que ce que l’on nomme actuellement de « l’agriculture de précision », à savoir la gestion modulée des intrants et des pratiques. Certains diront même que la base de la base reste de mettre à disposition des agriculteurs un semoir à semis direct (à dent ou à disque), première étape pour s’engager dans une trajectoire agroécologique, au moins pour les grandes cultures. Les sols couverts continuellement, quant à eux, auront du mal à être travaillés avec des outils de désherbage alternatif localisés (par thermique, mécanique, ou encore électrique), parce qu’il ne sera pas évident de détecter les adventices.

Exemple : Accompagnement de la mise en place de pratiques alternatives à l’aide de cartographies de rendement et de cartographies de rentabilité


L’utilisation de cartographies de rendement intra-parcellaires, combinées au suivi de la trésorerie de l’exploitation agricole (coût de vente de la production, coût d’achat des intrants) offre la possibilité de construire des cartographies de rentabilité intra-parcellaires. Ces cartes pourraient être utilisées pour discriminer les zones de production rentables de celles qui ne le sont pas, et de mettre en place des stratégies de conservation dans ces dernières (fleurs sauvages, trèfle rouge, trèfle blanc, luzerne, phacélie, pois et avoine…) ou plus largement d’y implanter des infrastructures agroécologiques.

Figure 6. Répartition spatiale des bénéfices dans les terres potentiellement mises en jachère identifiées. Source : Capmourteres et al., 2018. Precision conservation meets precision agriculture: A case study from southern Ontario. Agricultural Systems. 167, 176-185

Ces zones agro-écologisées, en plus de participer à la consolidation des régulations biologiques au sein de la parcelle, pourraient être valorisées économiquement par les dynamiques en cours : primes carbones, primes filières, primes supplémentaires de la PAC etc. Les modèles économiques restent néanmoins à trouver, dans la mesure où le marché actuel du carbone volontaire ne suffit déjà pas à financiariser le changement de pratiques agronomiques. 

Pour aller plus loin :

Exemple : Revoir les schémas de semis et proposer des arrangements originaux dans les parcelles


Si l’on considère que les robots ont leur raison d’être dans l’écosystème agricole, est-ce alors au robot de s’adapter à la parcelle et aux itinéraires agricoles, ou est-ce la parcelle qui doit faciliter l’action des robots ? Le curseur se trouve peut-être en réalité un peu entre les deux : l’outil doit co-évoluer avec l’itinéraire technique. Et cette co-évolution est nécessaire au risque de se voir figés sur des types d’itinéraires et de constituer un verrou au changement. Il est de toute façon difficile de raisonner avec le système agricole actuel qui n’est pas figé.

Les pratiques agroécologiques demandent des enjeux forts de fréquence et de précision à la fois sur les pratiques agricoles et sur les passages réalisés, ce à quoi pourraient aider à répondre les robots. L’usage de robots avec des systèmes de géo-positionnement très précis pourrait permettre de reconcevoir les itinéraires agricoles dans le sens où les robots auraient en mémoire les positions exactes de toutes les graines semées (et donc ne plus avoir besoin de système de vision embarquée) et ainsi réaliser des actions mécaniques extrêmement fines comme du binage de cultures dans toutes les directions de l’espace.

Cette haute précision de positionnement permet d’envisager également des schémas de semis totalement différents de ceux réalisés actuellement (carroyage, losange…) voire même imaginer que des cartes de sol préalables permettent de moduler la densité et la profondeur des semis en fonction des caractéristiques de sol. Ces schémas de semis pourraient être l’occasion d’intégrer alors toute une complexité de plantes compagnes, de diversité végétale et de stades phénologiques différents cartographiés très précisément dès leur semis, et suivies tout le long du cycle cultural. On pourrait alors imaginer avoir des plantes à divers stades phénologiques au sein de la même parcelle, chacune pouvant être considérée et prise en compte pour conduire à des actions dédiées.

Réfléchissons même plus largement à la mise en place des cultures annuelles dans des couverts pérennes, en laissant des bandes pour resemer des betteraves ou des plantes sensibles, en laissant des bandes sans couvert, en organisant le couvert en bandes, ou encore en faisant du relay-cropping. Des essais d’Arvalis ont montré qu’un couvert de luzerne bien régulé, sous-entendu régulièrement coupé, fonctionne très bien en association avec du blé tendre. Passer régulièrement dans la parcelle dès que la luzerne a la même taille que le blé pourrait être fait avec des petites unités robotisées pour gérer un des deux éléments de la parcelle (ici la luzerne) avec une différentiation volontaire entre le rang et l’inter-rang.  

Au vu de leur complexité, les systèmes agroécologiques seront de plus en plus difficiles à observer et à maitriser dans leur globalité. Le découpage d’actions élémentaires (semer, désherber, récolter…) par les robots – en essaim ou non – avec une cartographie dynamique de la parcelle en tête pourraient être mis à disposition pour des tâches ponctuelles et précises : désherber une zone pour repiquer une plantule, retirer des organes sénescents ou malades d’une plante, ou encore récolter ce qui est mûr. Le découpage de tâches élémentaire est aussi intéressant en ce sens qu’il n’est pas bloquant si un des systèmes vient à lâcher et qu’il n’y a qu’une partie de l’itinéraire sur lequel intervenir.

En réfléchissant la robotique de manière complètement entremêlée avec d’autres technologies ou systèmes innovants, les unités robotisées permettent d’envisager les hétérogénéités et la diversité (des plantes compagnes, des couverts, des variétés, des stades phénologiques…). Gardez quand même en tête que nous n’y sommes quand même pas encore…

Pour aller plus loin : https://www.aspexit.com/la-robotique-est-dans-le-pre-ou-sommes-nous-et-ou-allons-nous/

Exemple : Développer les associations de cultures avec légumineuses et l’agro-équipement pour les valoriser


Le développement fort des légumineuses et des associations culturales (blé/pois, blé/lentilles, …) peut demander des efforts technologiques en amont des industries agro-alimentaires pour s’assurer à la fois que l’on dispose de variétés adaptées aux mélanges interspécifiques et que l’on ne trouve pas de résidus de légumineuses dans les stocks céréaliers envoyés aux transformateurs après triage. Des développements dans les trieurs optiques peuvent ainsi être attendus pour rendre possible la pratique des associations d’espèces et de variétés adaptées aux conditions locales dans une majorité de parcelles, de manière à mieux évaluer l’hétérogénéité des produits, tant en amont qu’en aval de l’exploitation agricole. Cet accompagnement au changement est réaliste dans le sens où il y a encore quelques décennies, on ne trouvait pas une seule ferme sans trieur.

Ce développement de légumineuses devra être accompagné par des efforts importants sur la sélection variétale et l’amélioration génétique des légumineuses, encore trop peu présents à l’heure actuelle. Deux moments clés sont intéressants : les opérations prophylactiques avant l’ensemencement des semences de ferme et le triage post-récolte pour atteindre l’homogénéité requise par le marché (Caquet et al., 2020). Cela se matérialise notamment par des carences matérielles pour les généticiens et les sélectionneurs travaillant sur les légumineuses (capacité à disposer de marqueurs moléculaires et autres technologies d’identification des allèles d’intérêt agronomique).

Nous pourrions néanmoins questionner la légitimité du développement des trieurs densimétriques et optiques pour éviter les résidus de légumineuses dans les associations de culture en sortie de parcelle. Il est effectivement envisageable que les industries agro-alimentaires remettent en question les normes et standards de produits en entrée de leur chaîne ou fassent évoluer leurs gammes de produits. Il peut être également attendu des citoyens des évolutions dans leurs attentes de consommation pour faciliter et accompagner l’atterrissage de ces cultures associées ; sans avoir nécessairement besoin de développer des infrastructures massives de tri. Les fenêtres temporelles des itinéraires agricoles se raccourcissent et pourtant, les acteurs de l’aval sont toujours plus exigeants sur la qualité des récoltes (on s’autorisait par exemple par le passé à récolter des produits plus humides). Les organismes stockeurs ferment plus tôt dans la nuit ce qui amène à renforcer la dimension des machines pour pallier les limites de ressources humaines de ces coopératives.

Exemple : Des agro-équipements pour limiter la pénibilité du travail de systèmes agroécologiques


Le robot pourrait être conçu principalement pour limiter la pénibilité du travail et réaliser des activités agricoles fatigantes. La cueillette du melon, par exemple, est une tâche particulièrement harassante pour l’humain qui lui demande d’être courbé ou baissé pour ramasser des melons par terre. L’humain réfléchit vite et a mal au dos, alors comment imaginer une activité collaborative ? L’humain pourrait être couché ou allongé sur un système autonome pour la récolte. On pourrait imaginer aussi que l’humain ne soit là que pour identifier ou tagger les melons murs qui seront récoltés par la suite par une unité robotisée, ce qui permettrait d’éviter de devoir installer des algorithmes complexes de vision et de reconnaissance sur les robots.

La filière robotique pourrait même proposer des exosquelettes sans électroniques, avec des systèmes de harnais et de ressorts pour accompagner les gestes, comme ce qui est utilisé dans d’autres secteurs industriels. La part belle pourrait aussi être faite aux robots suiveurs, que ce soit pour porter des charges lourdes et laisser les mains de l’opérateur libres, mais aussi pour que le robot puisse réaliser exactement la même chose qu’un opérateur en parallèle (sur le principe du leader-suiveur). Ces dispositifs permettraient de doubler les vitesses de chantier et pallier la réglementation puisqu’un opérateur serait de facto présent, mais aussi et surtout à aider à réaliser les chantiers que l’agriculteur ne peut pas réaliser tout seul (par exemple les chantiers de betterave). Il faut néanmoins distinguer l’automatisation des fonctions agricoles (récolte, semis…) et l’automatisation des fonctions de sécurité (détection anti-collision, protection contre le retournement, détection sortie de zone de travail …) et c’est principalement sur ces deuxièmes fonctions que les constructeurs devront fixer le curseur pour savoir comment mobiliser un opérateur qui ferait autre chose en même temps.

Le système robotisé pourra ou non réaliser sa propre surveillance et assurer ses propres fonctions de sécurité. Si le robot s’appuie sur l’humain, le robot pourra être considéré à la rigueur comme une machine hautement automatisée mais pas comme un système autonome. Si le robot n’est pas autonome, il sera alors compliqué d’imaginer une stratégie basée sur un travailleur à proximité qui réalise une autre tâche.

On peut se demander si les robots actuels pourront répondre à la recherche d’économie d’échelle dans la mesure où ils ont été développés avec des logiques de motorisation électrique (avec du stockage électrique) qui ne sont pas compatibles avec des fonctionnements de grande puissance et sur de longues durées. Et même si c’était le cas, serait-ce réellement un problème ? Un système qui ne répond pas aux économies d’échelle doit répondre à des logiques différentes, et ce pourrait être là toute la valeur ajoutée des unités robotisées, avec des machines autonomes modulaires, capables de réaliser des tâches différentes, et ce sur des cultures différentes – ce qui pourrait s’avérer pertinent dans des contextes agroécologiques. Les systèmes recherchant plutôt une économie de gamme peuvent être des systèmes diversifiés et compatibles avec une production satisfaisante à l’échelle d’une parcelle, tout en étant très performant sur la dimension environnementale.  

Pour aller plus loin :

Exemple : Des systèmes low-tech pour faciliter le travail des systèmes agroécologiques


Les technologies numériques « low-tech » manquent de visibilité. Outre le fait que ces technologies sont par nature plus résilientes et moins énergivores (nous en reparlerons plus loin), de nombreux systèmes technologiques sobres peuvent accompagner le déploiement de pratiques agroécologiques, tout simplement en facilitant le quotidien des agricultrices et agriculteurs par du pilotage à distance ou de la détection de pannes et d’alertes sur le fonctionnement des équipements de l’exploitation.

Des systèmes d’actionneurs fixes et embarqués simples peuvent être mis en place pour ouvrir et/ou fermer des martelières d’irrigation, ouvrir des vannes, activer des pompes d’irrigation, ouvrir et fermer automatiquement des portes de serres de maraichage. Le tout dans l’optique d’éviter ou tout du moins limiter les déplacements récurrents. Des trackers GPS sur des canons d’irrigation peuvent servir à la détection de problèmes d’arrosage, par exemple si la localisation du système d’irrigation n’évolue pas suffisamment dans un laps de temps donné. Ces outils lanceront l’alerte en cas de problèmes d’enroulement (des enrouleurs) ou de fuite d’eau (via des débitmètres connectés ou autres) dans les infrastructures d’irrigation en place.

Des réseaux de capteurs de température en communication Lora peuvent être utilisés pour allumer des bougies de gel au bon moment dans les parcelles. Dans une dynamique d’agroécologisation plus complexe, ces capteurs pourraient être utilisés pour analyser des écarts de température entre des parcelles avec ou sans couvert végétal pour rendre compte ou non de l’intérêt de passer sur ces pratiques agricoles de couverture.

Et les possibilités de ces capteurs low-tech sont assez infinies : capteurs de flexion, capteurs de pression, capteurs à ultrason, capteurs LiDar (pour mesurer des distances ou des profondeurs) Pour aller plus loin : https://www.agrotic.org/mobilab/

Exemple : Surveillance sanitaire des vergers et de l’environnement par des outils robotisés


Actuellement, l’état sanitaire des cultures fruitières (pérennes ou non) est conduit avec des données météorologiques et avec un calendrier d’intervention. Est-ce que les robots pourraient servir à reculer les moments d’intervention voire à en éviter certains ? La récolte des fruitiers est une tâche particulièrement difficile pour les robots. Certains y arrivent, notamment sous serre, mais le débit de chantier est particulièrement lent. Au cours des entretiens menés dans le cadre de mon dossier sur la robotique agricole, des interviewés un peu taquins m’auront confié que les robots actuels étaient capables de ramasser des fruits en les abimant et en allant lentement… Plutôt que n’entrevoir les robots que pour la récolte, ne pourrait-on pas imaginer que les robots interviennent pour ramasser des fruits abîmés ? Cette activité confiée aux systèmes robotisés permettrait de limiter les contaminations (et ainsi retarder les premiers traitements et limiter les doses appliquées) mais aussi réduire les besoins de tri en fin de saison. Il est nécessaire de trouver des situations pour lesquelles l’action à réaliser est très importante mais n’est pas trop complexe à réaliser pour le robot.

On pourrait même imaginer utiliser des robots pour répondre à des enjeux de santé publique en enlevant des plantes toxiques ou allergisantes sur des chemins de passage ou de traverse dont personne n’a la responsabilité. Tout l’enjeu ici sera de voir comment rentabiliser des robots là où le retour sur investissement n’est pas forcément immédiat. Pour aller plus loin : https://www.aspexit.com/la-robotique-est-dans-le-pre-ou-sommes-nous-et-ou-allons-nous/

Tentons de prendre un peu de recul


Pas UN mais DES numériques


Les technologies numériques sont extrêmement nombreuses et j’espère avoir été clair sur le fait que parler d’un seul numérique, ce qui semble sous-entendu dans le concept d’agriculture numérique, est un non-sens. Cet écosystème est d’autant plus hétérogène que tous ces outils n’ont pas la même maturité, le même état d’adoption sur le terrain, et les mêmes objectifs. On pourrait d’ailleurs dire la même chose des entreprises Agritech.

Les trajectoires de numérisation sont multiples et ce au sein même de communautés qui partagent des valeurs fortes d’agroécologie. Certains mouvements de l’agroécologie forte prônent un recours minimal au numérique, tandis que d’autres s’appuient sur l’approche des communs pour développer des initiatives non-hégémoniques de partage des ressources et des connaissances, pouvant s’appuyer sur des projets numériques (Aboueldahab, 2023). Le Mobilab (https://www.agrotic.org/mobilab/) de la Chaire AgroTIC, en autorisant chacun à développer ses propres capteurs low-tech de façon autonome, permet également de rapprocher des agriculteurs de l’écosystème numérique alors qu’ils en étaient tenus assez éloignés au début, tout simplement parfois parce que leur filière (système bas intrants, maraichage, agriculture biologique, etc.) n’était pas outillée.

On observe également certains cas d’abandon du numérique, avec des cas d’agriculteurs abandonnant leurs robots (robot de traite par exemple) parce qu’il y avait déjà un robot sur place sur l’exploitation lors de la reprise de la ferme ou parce que l’outil tombait toujours en panne. Ces trajectoires d’abandon restent très peu instruites aujourd’hui alors qu’elles montrent aussi la diversité des parcours d’adoption ou de non-adoption des outils.

La diversité d’outillage doit aussi laisser penser que les technologies numériques ne sont pas toutes considérées comme adaptées à systèmes agroécologiques, que ce soient pour des raisons techniques ou socio-économiques. Ces outils peuvent ne pas convenir au modèle économique, aux modes de pensée et de décision des agriculteurs (Schnebelin et al., 2021). La question clé est de différencier les propositions technologiques qui favoriseront les principes agroécologiques et biologiques et soutiendront un programme de transformation de celles qui les saperont si elles sont introduites sans réfléchir et si elles rencontrent une communauté non préparée à participer à l’élaboration des produits de la technologie numérique (IFOAM, 2020).

La mise en place d’outils et services numériques et/ou automatisés au service de l’agroécologie nécessitera la même gamme d’approches et d’acteurs situés et diversifiés qui est à la base de l’éthique de l’agroécologie, et donc une nouvelle réflexion sur ce que l’automatisation pourrait signifier dans différents contextes. Dans un contexte robotique, Marie Zingsheim observe que son cas d’étude robotique sur le terrain a permis d’élargir l’éventail des approches possibles et des relations imaginées entre les humains et les robots et a mis en évidence différents aspects d’un ensemble de dialogues interconnectés (Zingsheim et al., 2024).

Tout comme Lenora Diztler et Clemens Drissens, j’invite ici à aborder la notion d’automatisation pour l’agroécologie comme une gamme dynamique d’options et d’orientations dépendant du contexte, plutôt que comme une logique binaire du tout ou rien (Ditzler et al., 2021). De manière plus générale, il faudra chercher à favoriser l’hétérogénéité dans les systèmes d’innovation agronomiques pour permettre le développement de technologies adaptées aux différentes trajectoires d’écologisation (Schnebelin et al., 2021).

Quel numérique pour répondre aux demandes de l’agroécologie ?


L’enjeu est d’aller plus loin dans la transition en orientant le développement du numérique selon une optique d’accompagnement à la re-conception des systèmes de culture en suivant les principes de l’agroécologie, c’est-à dire en tirant parti des interactions fonctionnelles entre les composants des écosystèmes (de la parcelle au paysage), en cherchant à recycler les nutriments (bouclage des cycles) et en passant d’une logique curative à une logique préventive (Annales des Mines, 2022).

Cultiver la diversité et accroitre la résilience des exploitations.


Il coexiste actuellement deux visions de la prise en compte des hétérogénéités. Dans la première, la connaissance des hétérogénéités appelle une action différenciée pour mieux les absorber, les niveler et offrir une production la plus homogène possible en phase avec les standards du marché (Caquet et al., 2020).

Dans la seconde vision, les hétérogénéités signent l’existence sous-jacente d’une variation donnant lieu à une réponse différenciée. Cette seconde hétérogénéité est vue comme un gage de meilleure répartition des risques, de moindre concurrence entre individus, de complémentarités et d’offres d’une réponse biologique adaptée aux conditions du milieu. Dans les systèmes agroécologiques, l’hétérogénéité augmente à tous les échelons d’organisation (génotypes, espèces élevées/cultivées, échelle intraparcellaire et interparcellaire, allongement et diversification des rotations, mode de conduite des cultures, systèmes de transformation, systèmes alimentaires…).

L’agroécologie part d’un refus volontaire de l’uniformité pour profiter de l’hétérogénéité et la valoriser. Les systèmes agroécologiques cherchent à remettre l’observation et la biologie au cœur des décisions. Pour que l’agroécologie tire bénéfice de ces technologies, il est primordial qu’elle outille la biologie et valorise les hétérogénéités des milieux rencontrées à différentes échelles

Cette hétérogénéité est d’ailleurs encore plus forte dans les pays du sud, avec des contrastes parfois très forts entre les agroécosystèmes d’un même pays (Bellon Maurel et al., 2022). Les systèmes de production sont également plus complexes : la forte prévalence de systèmes intégrés et multifonctionnels multi-espèces, tels que les systèmes agropastoraux (dans les régions sèches) ou les systèmes agroforestiers (cacao et café dans les régions humides), génère des paysages et des cadres organisationnels complexes

Cette culture de l’hétérogénéité appelle à outiller correctement l’ensemble des systèmes de production agroécologiques qui, pour certains, ont été sensiblement oubliées ou du moins mises de côté (agriculture biologique, agriculture de conservation, systèmes bas-intrants etc.). Il serait pertinent de repenser le transfert technologique de ce qui existe déjà dans certaines filières et à remobiliser les technologies existantes et les rendre disponibles et accessibles à d’autres. Cette adaptation n’est pas évidente et imposera une remise en question puissante des développeurs de technologies et des institutions en place (The Shift Project, 2024).

Les technologies classiques ne semblent pas adaptées à ces itinéraires qui, au contraire des systèmes relativement homogènes du modèle agricole dominant, cherchent à cultiver leur hétérogénéité. La conception d’outils numériques doit être suffisamment souple pour tenir compte de la configuration spécifique de l’exploitation. Elle doit être adaptée aux cultures denses et diversifiées plantées d’une manière précise. La conduite d’un troupeau ne peut pas reposer uniquement sur la gestion individu par individu car un troupeau n’est pas qu’une collection d’individus, mais un système complexe. En ne regardant que certains animaux et pas d’autres, on observe uniquement les animaux à problème (changement de stade physiologique, etc.). Certains animaux peuvent passer au travers des outils numériques et l’on peut se retrouver avec des animaux invisibilisés.

Incarner le numérique avec des agriculteurs et agricultrices


Les agricultrices et agriculteurs doivent être au cœur des dynamiques agroécologiques. Et pourtant, on pourrait se surprendre à ce que dans la littérature, et même un peu dans ce dossier, on ne parle finalement pas tant que ça d’eux ou que tout du moins tout ne tourne pas autour d’eux. Un peu comme si les travaux autour des technologies numériques et mêmes de l’agroécologie étaient désincarnés.

La technologie, et ici spécifiquement le numérique, dépend des contextes et des usages. Elle est directement liée aux utilisateurs. Le concept de technologie appropriée, avec le double sens de l’appropriation par l’usager qui serait en mesure d’utiliser ou d’entretenir la technologie, et de l’appropriation de la technologie à l’utilisation qu’elle va avoir, est particulièrement adapté.

Et c’est bien l’agriculteur qui peut mettre le numérique au service de son projet agroécologique. Cette utilisation du numérique va également dépendre de la maturité du projet agroécologique de l’agriculteur en ce sens que des briques numériques pourront arriver à différents moments de réflexion sur ce projet de transition. Selon le pourquoi, le comment, ou encore l’envie de l’agriculteur de s’engager sur une trajectoire agroécologique, l’utilisation d’outils numériques peut entrer en opposition de phase ou en synergie avec ce projet de transition.

Une sonde d’humidité du sol pourra par exemple être utilisée soit dans une logique d’optimisation d’irrigation, ou alors dans une réflexion plus profonde pour accompagner une sortie d’irrigation de parcelles. Sur les réseaux sociaux, certains agriculteurs frileux à l’agroécologie vont utiliser ces médias numériques pour se confirmer que la transition est difficile et sélectionner des communautés dans ce sens-là. D’autres agriculteurs très motivés par une logique de transition interpréteraient les mêmes messages comme une source forte d’inspiration.

En tant que maitre de son outil numérique, l’agriculteur a une place importante dans la manière dont il utilise l’outil et peut ainsi plus ou en moins en détourner l’usage initial, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Ces outils doivent être rendus suffisamment flexibles et appropriables pour que l’agriculteur ait des marges de manœuvre pour une utilisation intime de l’outil et que cette utilisation personnalisée puisse aussi, à terme, permettre d’améliorer plus généralement la technologie numérique.

Développer des technologies sobres et résilientes


Le numérique est un catalyseur. Là où il est déployé, il permet d’optimiser, accélérer, fluidifier, paralléliser… Le déployer sans stratégie mène donc à l’accélération de toutes les dynamiques, y compris des plus éloignées d’objectifs de résilience, chers aux principes fondateurs de l’agroécologie.

Bien qu’il soit pertinent de s’intéresser aux systèmes agricoles, à leurs interactions et à leur évolution générale plutôt qu’aux technologies prises isolément, il sera certainement nécessaire de passer par une phase de quantification précise des effets technologiques, toute chose égale par ailleurs, pour évaluer la place des technologies numériques dans la transition du secteur. La réflexion sur l’avenir des technologies numériques devra nécessairement investir le champ de la sobriété (The Shift Project, 2024), surtout si l’on considère que ces technologies peuvent accompagner ou sont nécessaires à la transition agroécologique.

Ces efforts de sobriété doivent se penser à plusieurs échelles : une sobriété individuelle, une sobriété collective, et une sobriété structurelle. A titre d’exemple, il est manifeste que l’agriculture française est sur-mécanisée en termes d’agro-équipement (FNCUMA, 2024). Les tracteurs sont souvent surévalués par rapport aux outils qu’ils sont censés attelés. Une partie du parc est quant à elle largement sous-utilisée. Sur ces formes de sobriété :

  • Une sobriété individuelle passera par exemple, pour un agriculteur ou une agricultrice, par un raisonnement sur l’acte d’achat de son agroéquipement, par des diagnostics plus fins d’adéquation entre tracteur et outils en fonction des pratiques agricoles à réaliser et par une meilleure utilisation de son parc (vérification du gonflage des pneus, utilisation du tracteur dans les bonnes plages, etc.).
  • Une sobriété collective se manifestera par une réorientation du soutien fiscal pour éviter la sur-mécanisation individuelle, pour éviter les logiques de renouvellement inutilement fréquent du parc de machines, ou pour appuyer l’utilisation de carburant alternatif (à la fois pour l’agriculteur, mais aussi pour les constructeurs).
  • Une sobriété structurelle fera quant à elle appel à des modes d’organisation différents, en mettant par exemple à profit le partage et la mutualisation de l’agro-équipement (via des CUMA – Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole).

Dans la mesure où le déploiement des technologies agricoles dépend nécessairement du contexte dans lequel elles viennent s’insérer, nous ne pourrons nous départir d’une approche au cas par cas pour juger de l’intérêt d’une technologie numérique en particulier. Nous avons besoin d’une évaluation de la pertinence énergie-climat des technologies numériques qui soit systématique (pour chaque technologie, chaque cas particulier, chaque application donnée, etc.) et exhaustive (en prenant en compte les impacts directs et les impacts indirects et systémiques).

L’empreinte environnementale des outils numériques est loin d’être évidente à mesurer. En screenant les articles scientifiques qui ont touché au sujet, Clémence Huck et son équipe témoignent que ces travaux mettent en avant de gains environnementaux suite à des gains d’efficacité et suite à la substitution d’énergie fossiles (pour les machines et robots agricoles qui seraient passés au mode électrique) [Huck et al., 2024]. Néanmoins, cet état de l’art donne à voir plusieurs limites :

  • les méthodes d’évaluation des outils numériques sont hétérogènes ce qui rend difficile la comparaison des résultats
  • le cycle de vie de l’outil numérique en lui-même est très rarement considéré, ce qui in fine conduit à surestimer l’intérêt des outils numériques
  • les unités fonctionnelles considérées sont différentes, ce qui implique qu’il faudrait à chaque fois raisonner avec plusieurs unités fonctionnelles (par kg de produit et par surface cultivée au moins) pour éviter les conclusions trop simplistes
  • les études n’intègrent pas la totalité des opérations agricoles impactées par les outils numériques, ce qui signifie que l’ensemble des impacts numériques ne sont pas considérés.

Plusieurs difficultés à venir sont également identifiées : l’écosystème Agritech bouge très vite, les outils numériques peuvent servir plusieurs fonctions en même temps, les effets rebonds de ces technologies numériques agricoles ne sont jamais bien loin

Comme les dynamiques agroécologiques demandent à s’intéresser à de nombreuses échelles spatiales (parcelle, exploitation, paysage, filière etc.), on peut se demander ce qui se passerait si des technologies numériques étaient déployées à des échelles assez larges. En 2024, Pierre La Rocca ont proposé des premiers cas d’études assez simplifiés (un en production végétale, et un en production animale) mais qui ont le mérite de poser les bases d’une première quantification, à la fois en consommation énergétique et en émissions de gaz à effet de serre.

Ces cas d’étude cherchent à évaluer l’impact en consommation énergétique et en émission de gaz à effet de serre de différents systèmes technologiques (ordinateurs + tags RFID, ordinateurs + tags RFID + colliers connectés, ordinateurs + tags RFID + caméras connectées, robotique simple, robotique avancée etc.). Ces travaux permettent d’apprécier que, derrière le même concept d’agriculture numérique se cachent des dispositifs très différents avec des émissions de GES d’ordres de grandeur hétérogènes (d’un facteur 10 à 20 entre leurs deux cas d’étude). Les auteurs insistent ainsi sur la nécessité de distinguer les cas d’usage et les systèmes technologiques étudiés lors de l’évaluation de l’empreinte carbone des technologies numériques en agriculture (La Rocca, et al., 2024).

Plus largement, le Shift Project préconise d’adopter une posture précautionneuse et de ne pas faire de pari risqué quant à l’utilisation et au déploiement de technologies agricoles, d’autant plus que nous n’avons pas pleine conscience des évolutions probables de notre monde, outre une certaine baisse de flux physiques de matières et d’énergie (The Shift Project 2024). Chaque nouveau développement doit être questionné au regard de ce qu’apporte réellement un surplus de technologie. Et ce d’autant plus que les risques de non-déploiement sont nombreux et ne sont pas nécessairement liés à une question technologique : obstacles infrastructurels, obstacles sur les flux physiques, obstacles organisationnels et/ou de compétences, obstacles réglementaires, obstacles économiques, obstacles éthiques, etc. J’invite les lecteurs et lectrices intéressées à continuer à creuser ce sujet dans un autre dossier de blog d’Aspexit : l’empreinte environnementale de l’AgriTech https://www.aspexit.com/lempreinte-environnementale-de-lagritech/

Penser la post-automatisation des systèmes agricoles


L’absence apparente de consensus sur le rôle que devrait jouer l’automatisation dans la transition vers une agriculture plus durable pourrait entraver les progrès de l’automatisation des systèmes de culture diversifiés (Ditzler et al., 2021).

Est-ce que les outils numériques sont censés tout faire ? On ne peut pas nier que le rêve d’une automatisation totale des pratiques agricoles persiste dans le cerveau de certains technologues. Des auteurs proposent de repenser le contexte d’automatisation dans un contexte d’agroécologie, à savoir une automatisation non pas pour remplacer l’homme, mais pour laisser la place à des formes analogues et hybrides de travail agricole (Ditzler et al., 2021). Ce qu’ils appelleraient une sorte de « post-automatisation ».

Cette nouvelle logique de pensée n’adviendra certainement qu’en mettant en place des processus de conception qui incluent une diversité d’acteurs, impliquent des cycles de conception itératifs et intègrent un retour d’information entre les concepteurs, les praticiens, les outils et les systèmes de culture. Des processus de conception diversifiés et adaptés au contexte local pourraient contribuer à éviter que les valeurs et les normes limitées de concepteurs homogènes n’entraînent la perpétuation du statu quo, que des acteurs humains ou non humains importants soient mis de côté ou oubliés, ou encore que le développement technologique alimente une trajectoire menant à une dystopie écologique.

Les outils numériques doivent harmoniser les modes de communication ascendants (des agriculteurs vers les experts), descendants (des experts vers les agriculteurs) et horizontaux (de pair à pair), la coproduction et la diffusion des connaissances, là les agriculteurs sont pleinement reconnus en tant qu’auteurs et cocréateurs de connaissances (Wittman et al., 2020). Les technologies développées à l’aide de méthodes de recherche transdisciplinaires et participatives pourraient répondre aux besoins réels des utilisateurs. L’échange de connaissances entre agriculteurs et le partage d’informations à partir de sources ouvertes peuvent être utilisés pour démocratiser le développement des technologies et l’utilisation des données.

Cette co-construction entre acteurs, sans même parler des agriculteurs, est plus facile à dire qu’à faire. Mélanger l’agronomie, l’écologie, les sciences sociales, les sciences de l’ingénieur, ou encore l’automatisme demande du temps et des profils à l’interface.  Il reste qu’il manque un cadre méthodologique pour travailler avec des compétences de différentes disciplines.

Tous ces acteurs ont également des bases différentes pour comprendre ce qui constitue une preuve. Même s’il est clair que l’agroécologie est aussi fortement expérimentale et fondée sur des hypothèses, elle a tendance à être basée sur le lieu, ancrée dans la culture et immergée dans la vie quotidienne. De nombreuses preuves agroécologiques sont produites à l’aide de méthodes et de théories qui troublent intentionnellement les divisions entre profanes et experts, notamment l’histoire orale, la science basée sur les citoyens et les communautés (De Wit, 2021).

Pour que les technologies numériques soient compatibles avec un système agroécologique, il faudra peut-être finir par reconnaitre que l’agroécologie n’est pas réductible à la polyculture ou à la protection des cultures. L’agroécologie est, à la base, un processus permettant d’atteindre la souveraineté alimentaire et la souveraineté technologique. C’est le processus d’établissement d’accords communautaires négociés collectivement et de normes de responsabilité qui permet de forger la souveraineté (de Wit, 2021).

La notion d’usage permet de prendre en compte la matérialité associée à une technologie, les difficultés et contraintes d’utilisation. Cette notion permet d’aller au-delà une vision d’utilisateurs passifs et d’intégrer leur rôle dans l’agencement, le bricolage, l’adaptation des technologies. S’intéresser aux profils d’usage permet d’intégrer les interactions et combinaisons des technologies entre elles (Schnebelin, 2024). Le concept de technologie appropriée, avec le double sens de l’appropriation par l’usager qui serait en mesure d’utiliser ou d’entretenir la technologie, et de l’appropriation de la technologie à l’utilisation qu’elle va avoir, semble très adapté

L’accès à la technologie devrait être pensé sous l’angle en souveraineté technologique. Maywa De Wit considère ce défi bien plus audacieux – défi qui repose sur les droits des personnes à prendre des décisions sur les technologies et à les co-créer, qui reflètent, répondent et mobilisent le savoir et le pouvoir collectifs des communautés (De Wit, 2021). Selon cette auteure, cette souveraineté est possible et donnera à voir effectivement ce que les communautés d’agriculteurs, dans toutes leurs diversités spécifiques locales, veulent et choisissent. Les technologies numériques seront sélectionnées s’il est prouvé que ces solutions les serviront et leur donneront la priorité.

Rendre les technologies numériques appropriées et appropriables


Quel que soit leur paradigme, les organisations agricoles jouent un rôle important dans la numérisation, en servant d’intermédiaire entre les entreprises numériques et les agriculteurs, mais aussi en étant des acteurs proactifs du développement numérique et en recueillant, analysant et transférant des informations. La numérisation ne réduit pas le rôle des intermédiaires, mais peut même le renforcer (Schnebelin et al., 2021).

Si le secteur privé peut contribuer à une transition numérique juste, le secteur public a un rôle crucial à jouer en imposant des conditions strictes à la distribution des fonds de recherche et d’investissement pour le développement de toute technologie. Si l’argent public doit être dépensé pour le bien public, le rôle du secteur public n’est pas de rendre la transition numérique possible à tout prix, mais de s’assurer qu’elle est juste, équitable et orientée vers un objectif, ce qui signifie dans ce contexte soutenir un processus de transformation vers des systèmes plus agroécologiques (IFOAM, 2020).

La diversité des définitions de l’agroécologie témoigne d’une diversité de paradigmes d’écologisation de l’agriculture et de manière de penser le progrès en agriculture. Cette diversité se matérialise dans une hétérogénéité d’institutions, d’acteurs, de connaissances, qui accompagnent les différents systèmes agricoles (Schnebelin, 2024). Tous ces environnements ne sont pas neutres dans la trajectoire d’écologisation qu’ils supportent. Ces structures vont jouer sur les conditions de création et de diffusion des connaissances, soutenir les financements sur certains systèmes agricoles ou dynamiques de recherche, et favoriser certaines innovations (innovations technologiques par exemple) plutôt que d’autres. Au niveau de l’exploitation agricole, l’environnement micro socio-économique, tel que les relations avec les fournisseurs de services de conseil ou les coopératives, influe également sur l’utilisation de ces technologies (Schebelin et al., 2022).

Pour certains auteurs, il y aurait un intérêt évident à l’agrégation de données provenant de plusieurs exploitations agricoles, les agriculteurs pouvant ainsi contribuer à la construction de dynamiques agroécologiques plus larges via des cadres de sciences ouvertes ou participatives (Colliaux et al. 2022). Pour ces mêmes auteurs néanmoins, il devrait être clair que les données doivent être conservées dans l’exploitation agricole et que les calculs doivent être effectués localement autant que possible. Il serait donc intéressant de trouver des cas d’application où les données sont directement utiles à l’agriculteur dans la gestion de l’exploitation sans nécessiter l’utilisation d’un service dématérialisé hors de l’exploitation.

La compatibilité entre des trajectoires numériques et agroécologiques devient à la fois plus possible et plus équitable si des changements interviennent dans le contrôle, la conception, l’accessibilité, les valeurs et la propriété des outils numériques. Cette compatibilité dépend en grande partie des structures qui développent les outils numériques et de la finalité avec laquelle ces outils sont designés. Comment la complémentarité est-elle comprise ? Qui pose et définit cette question ? Quels sont les enjeux politiques d’un tel débat ? (De Wit, 2021). Ces questions sont importantes parce qu’il serait naïf de croire que les petites (et moins petites) structures agricoles (agriculture familiale, petites coopératives, etc.) puissent jouer à armes égales dans l’économie des données agricoles quand on regarde qui il y a en face (Shelton et al., 2022).

Si les plateformes de données ouvertes et les protocoles et standards open-source peuvent donner aux agriculteurs un meilleur accès et un meilleur contrôle sur les aspects numériques de leur équipement agricole, pour générer ces données, ils doivent encore investir dans des technologies physiques (capteurs, agro-équipements, etc.) développées par un secteur agricole de plus en plus centralisé et contrôlé par les entreprises (Rotz et al., 2019).

Alors que les technologies numériques sont souvent présentées comme pouvant être adaptées à toutes les tailles d’exploitation – on pourrait néanmoins discuter de ce point là – il faut néanmoins admettre que les petites exploitations agricoles n’ont pas accès aux mêmes ressources financières que les plus grosses et prennent donc potentiellement plus de risques (financiers, assurantiels, etc.) en s’équipant. C’est ce que cherche à transcrire la jolie expression « scale neutrality does not mean resource neutrality » (Sullivan, 2023). Dans son article, Summer Sullivan fait intervenir des agroécologues qui témoignent avoir fondamentalement moins de ressources que leurs collègues technologues pour travailler à l’Université de Californie à Santa Cruz.

Il est important que les principaux acteurs qui accompagnent le déploiement de technologies agricoles aient une grille de lecture pour apprécier la pertinence d’une technologie pour accompagner la transition du secteur, ou même pour simplement identifier ses externalités négatives ou effets rebonds.

L’évaluation des technologies doit être systématique (pour chaque technologie, chaque cas particulier, chaque application donnée, etc.) et exhaustive (en prenant en compte les impacts directs et les impacts indirects et systémiques) garantir leur pertinence pour les agroécosystèmes, les contextes et les communautés dans lesquels ils doivent être appliqués, et leur intégration dans les systèmes alimentaires et agricoles.

Accompagner la transition agroécologique


La transition est difficile


La transition vers l’agroécologie est extrêmement polarisée. Elle est prise en étau entre, d’une part, un conservatisme réfractaire à tout changement et, d’autre part, une simplicité naïve qui nie la difficulté de ce changement pour les agriculteurs qui sont, la plupart du temps, les acteurs les plus contraints de la chaîne de valeur alimentaire. (Terra Nova, 2023). Les effets du déréglement climatique et de la crise de la biodiversité pourraient également être à l’origine d’un effet de ciseaux potentiellement destructeur de valeur pour les agriculteurs, avec des coûts d’intrants de plus en plus élevés et des rendements en baisse. L’organisation de la diversité des voies de transition des exploitations agricoles en vue d’identifier des types ou des styles de dynamique de transition reste un défi de taille (Prost et al., 2023).

Certaines voix expriment qu’il reste extrêmement difficile d’arriver à un système agroécologique performant en se passant complètement de pesticides (l’exemple du glyphosate -même en bas volume – pour l’agriculture de conservation est assez parlant). Des agriculteurs en techniques culturales simplifiées et en agriculture bio de conservation auront certes réussi à s’en départir mais après de nombreuses années de travail et après avoir atteint un très haut niveau de technicité. C’est donc un effort extrêmement important qui est demandé, avec une potentielle longue traversée du désert avant de retrouver un équilibre économique possible, et qui est rendu encore plus complexe avec les évolutions climatiques ou avec l’état actuel assez pauvre d’une bonne partie des sols français (il n’y a quasiment pas d’immunité sol-plante dans un sol trop pauvre).  

L’agroécologie peut être vue comme l’équivalent d’une assurance sur la marge. Avec des pratiques conventionnelles classiques, un agriculteur ira traiter en ne sachant pas à l’avance si le résultat du traitement sera forcément positif mais il aura en tout cas attaqué plus ou moins sévèrement sa marge d’exploitation. Dans un système agroécologique, avec beaucoup moins de traitements, les pesticides et fertilisants ont été largement réduits, ce qui veut dire que sur une bonne année, les résultats seront particulièrement intéressants et que sur une mauvaise année, le rendement sera certes faible (mais il sera sécurisé parce que le système sol-plante est résilient) mais les charges d’exploitation seront-elles aussi très faibles.

La transition agroécologique de l’exploitation agricole pose des problèmes méthodologiques car il s’agit de rendre compte, pour la gérer, de la dynamique d’un système complexe dans un environnement changeant avec une forte ambiguïté et une forte incertitude. L’ambiguïté est liée au fait que les valeurs changent au cours de la transition. Ce qui était acceptable hier devient aujourd’hui ou demain inacceptable. L’incertitude est, quant à elle, constitutive d’une activité stratégique se projetant dans le futur et du manque de connaissances sur les phénomènes de transition à engager (Caquet et al., 2020).

Une autre voie prometteuse consiste à supposer que le comportement d’une exploitation agricole n’est pas purement déterministe. Ainsi, l’incertitude n’est plus considérée comme un bruit marginal autour d’une dynamique prévisible, mais plutôt comme un élément central de cette dynamique (Figure 7). En adoptant cette perspective, des propriétés telles que la résilience, la vulnérabilité, la viabilité, ou la robustesse deviennent aussi importantes que la productivité lorsqu’il s’agit d’évaluer les performances d’un système (Prost et al., 2023).

Figure 7. Conceptualisation des transitions des exploitations agricoles vers l’agroécologie et des activités de recherche qui se concentrent sur ces transitions et les soutiennent. Les chiffres entre parenthèses sont des références aux sections de l’article duquel est tiré ce graphique : Prost et al., 2023.

L’accompagnement des transitions agroécologiques demandera d’analyser l’évolution conjointe du contexte, des pratiques, des propriétés et des performances des systèmes en transition (résilience, vulnérabilité, efficience, viabilité notamment), afin de caractériser les conditions requises et les facteurs favorables, ou au contraire les effets de verrouillage dans les activités de l’exploitation et de l’exploitant (changements techniques, insertion dans des réseaux, processus d’apprentissage, changements dans les modes de commercialisation et dans l’organisation du travail) (Caquet et al., 2020).

Les déficits, les accumulations, toutes les dynamiques doivent donc mieux s’anticiper en prenant en compte les dynamiques de courts et moyens termes. La gestion des activités agricoles n’est donc plus prédéterminée, mais adaptative. Les objectifs et règles de décision peuvent évoluer en fonction des informations disponibles, sur le court terme comme sur le long terme, au fur et à mesure des variations de l’état du système et en arbitrant entre services écosystémiques (Caquet et al., 2020).

Il existe une pluralité de modèles pour une transition qui se construit « chemin faisant ». Au vu de la complexité de la transition, il ne faut pas occulter la phase de tâtonnement et de mise au point inévitable en cas de bascule vers un système agroécologique, dont la conception se fonde sur des spécificités pédoclimatiques. Cette phase se traverse plus facilement lorsqu’elle s’effectue dans un cadre collectif (CUMA, recherche/innovation portée collectivement) (The Shift Project, 2024). Ce chemin, pour certains, ne sera d’ailleurs jamais terminé parce que le contexte (pédoclimatique, les acteurs agricoles, etc.) continuera à constamment évoluer dans le temps.

Engager un processus de transition et redevenir un écologue de sa parcelle demande de considérer un nombre important de variables :

  • l’engagement et la persévérance des acteurs (motivation, apprentissage, gestion du risque…). Le passage à des pratiques agroécologiques peut également induire un changement dans la perception des risques liés aux revenus. La réduction des intrants externes (par exemple, une moindre dépendance à l’égard des pesticides) entraîne souvent une augmentation des risques de production perçus (Ewert et al., 2023).
  • la confrontation à des freins  techniques, organisationnels, cognitifs, idéologiques, en relation avec l’environnement social, technique et écologique de l’exploitation agricole
  • la redéfinition de ce qui a de la valeur (types de performances, propriétés attendues) ; les nouvelles modalités de pilotage (informations, seuils d’intervention)[Caquet et al., 2020].

Il y a un enjeu fort à rendre visible les agricultrices et agriculteurs qui ont réussi à changer, ou ceux qui sont en cours, de manière à motiver le changement et empouvoirer les acteurs autour d’eux. Certains agriculteurs ne réorienteront leurs trajectoires que s’ils sont sûrs que ces nouveaux systèmes sont viables. Et tous les agriculteurs devraient avoir les moyens, s’ils le souhaitent, de pouvoir s’engager dans ces voies de transition. Dans ces transformations complexes, il faudra multiplier les retours d’expérience et les cas d’usage pour montrer la diversité des trajectoires de transition.

Les transitions agroécologiques impliquent de nombreux éléments sociaux, valeurs et émotions, et ces éléments personnels et subjectifs ne sont souvent pas mis en avant, voire ignorés et rendus invisibles. Les agriculteurs eux-mêmes ainsi que leurs conseillers ne sont pas nécessairement à l’aise (ou habitués) à partager de telles informations (Prost et al., 2022).

Les agriculteurs peuvent être confrontés à de nombreux obstacles dans leur transition vers un idéal agroécologique – ce qui souligne la nécessité de mieux reconnaître les systèmes en transition. Une fois que l’on reconnaît l’écart entre les principes normatifs de l’agroécologie et leur application dans la vie réelle, la question de savoir si un système agricole peut être considéré comme agroécologique a deux significations différentes (Dumont et al., 2021).

Antoinette Dumont propose en ce sens une approche en trois étapes :

  • évaluer si les agriculteurs justifient leurs pratiques quotidiennes en se référant aux principes agroécologiques lorsqu’ils sont confrontés à des situations de dilemme où ils doivent choisir entre plusieurs pratiques agroécologiques qui semblent incompatibles dans leur contexte personnel
  • évaluer si un système, par exemple une exploitation agricole, met en œuvre suffisamment de principes pour être considéré comme agroécologique
  • examiner si la faible mise en œuvre d’un principe particulier est due à un manque d’intérêt personnel pour la mise en place d’un système agroécologique, ou à des obstacles ou des barrières externes.

L’article met quand même en garde sur le fait que les différentes étapes puissent conduire à des résultats différents. Il est possible que les systèmes agroécologiques identifiés sur la base de leur orientation vers des principes agroécologiques soient mal évalués lorsque l’on mesure la performance des pratiques agricoles. Inversement, les systèmes très performants en termes de pratiques appliquées peuvent ne pas être orientés vers les principes agroécologiques.

La transition ne pourra pas se faire seule


L’exploitation agricole est imbriquée dans un système socio-écologique et socio-technique. Si les changements au niveau de l’exploitation sont essentiels, ils peuvent être entravés par les multiples organisations, stratégies ou représentations d’autres acteurs en amont et en aval de l’exploitation (Prost et al., 2023). Les choix techniques sur le terrain se font ainsi en cohérence et interaction avec l’ensemble des dimensions du système de production. Ce qui veut dire à demi-mot également que les agriculteurs doivent avoir accès à des structures compétentes et indépendantes en matière de transition agroécologique. Des personnalités formées (techniciens, conseillers, etc) existent – peut-être pas en assez grand nombre – mais elles ne sont pas suffisamment rendues accessibles.

Les transitions des exploitations agricoles vers l’agroécologie nécessitent également de naviguer entre les différents niveaux d’organisation (du champ au système alimentaire) afin de prendre en compte les imbrications, les synergies et les antagonismes lors de la combinaison des innovations dans le contexte de systèmes socio-techniques spécifiques, chacun avec ses propres règles collectives.

Si, pour les solutions technologiques, l’enjeu est de les produire à un coût abordable pour les agriculteurs, alors, pour les changements de pratiques agricoles (culture systématique de légumineuses, augmentation significative du nombre de cultures dans les rotations par exploitation, mélanges culturax, réintégration de la polyculture, etc.), la question est davantage liée à la présence d’un appareil industriel adapté (silo spécifique pour les légumineuses, petits abattoirs locaux, usine de transformation du chanvre, etc.).

La végétalisation de l’offre alimentaire ne peut pas non plus se penser sans les liens et contraintes liées à l’aval de la production agro-industrielle et à l’organisation du territoire. Les services vétérinaires et d’insémination, les abattoirs, les fournisseurs et réparateurs de matériel d’élevage, ou encore les laiteries sont dépendants de la densité des éleveurs sur les territoires pour fonctionner. Il en va de même d’ailleurs pour de nombreuses filières végétales qui reposent sur des unités de transformation à l’intérieur des unités régionales (usines de trituration, déshydratation, capacités de stockage, triage, séchage…) et qui fonctionnent grâce à des circuits logistiques bien rodés. (The Shift Project 2024).

Ces effets de seuils, en contrepoids d’un effet purement linéaire des dynamiques agricoles et agro-industrielles, appellent aussi à questionner le besoin en outils agroindustriels de proximité. Cette complémentarité entre une offre technologique abordable et un tissu industriel de première transformation cohérent permettra de consolider les deux jambes de la transition agroécologique. Il sera fondamental que les acteurs de la collecte et des industries de transformation soient coordonnés à l’échelle de leur territoire.

Dans la mesure où chacun devrait faire sa part, nous pourrions attendre que les entreprises para-agricoles soient jugées sur leur capacité à accompagner les démarches de leurs adhérents, et à être suffisamment agiles et adaptables pour considérer des démarches de transition. Dans la plupart des cas, les exigences réglementaires imposées aux agriculteurs ne s’appliquent pas aux acteurs de la chaîne qui achètent leurs produits ou leur vendent des intrants. Ainsi, une entreprise de transformation est en droit de refuser de s’approvisionner auprès d’une exploitation qui a pris le risque de la transition car elle a moins de visibilité sur le volume exact de produits que cette exploitation peut fournir, sur la composition biochimique exacte du produit, etc.

Il est important d’appuyer les agriculteurs sur le dé-risking de la transition. La gestion de ce risque est d’autant plus importante dans le domaine de la transition agricole que l’activité agricole est par nature particulièrement exposée aux risques (risques climatiques, risques de maladie, risques de marché, risques géopolitiques, etc.).

L’organisation de ces mécanismes de réduction des risques ne se fera pas spontanément. Elle implique que tous les acteurs concernés les développent et que les pouvoirs publics veillent à ce que ces processus accompagnent le risque plus élevé pris par les agriculteurs. Et ces mécanismes devront être pensés de façon systémique parce que ce sont surtout des systèmes d’innovations, associant différentes techniques et modes d’organisation, qui pourront répondre à la fois aux différents enjeux et à la diversité des situations spécifiques locales. La transition écologique doit être organisée, planifiée au sens où elle est pensée collectivement, et négociée et contractualisée afin de lever les obstacles un par un.

La politique actuelle agricole s’occupe de faire de la gestion de crises sur crises. Le fait de s’agiter à chaque crise témoigne d’un manque structurel de résilience. La résilience alimentaire peut se définir comme la capacité des acteurs du système alimentaire à nourrir sa population en quantité et en qualité quels que soit les aléas (et la résilience alimentaire inclue la souveraineté alimentaire). Les évolutions à venir (climatiques, géopolitiques etc.) vont de toute façon créer de nouvelles crises à venir, et les années passées ont montré à quel point les crises étaient des phénomènes récurrents. Un véritable projet politique d’avenir doit être proposé et courageusement porté, en naviguant entre les contraintes réglementaires et les puissances de lobbying qui soufflent des vents contraires.

Les difficultés d’un passage à l’échelle


Le numérique peut être un encapaciteur, ou encore un facilitateur de changement de pratiques. Ces outils numériques doivent être distingués en fonction de l’état d’avancement du projet de transition agroécologique de l’agriculteur sous la forme : Quel(s) numérique(s) à quelle(s) étape(s) de la transition agroécologiques ? En début de transition, l’agriculteur utilisera peut-être des outils généralistes alors qu’en cours de transition, il cherchera peut-être plutôt des outils plus fins pour faire de l’évaluation multi-critères de son exploitation.

On peut néanmoins légitimement se demander si les technologies numériques enclenchent des mécanismes de verrouillage ou au contraire de déverrouillage en permettant un passage à l’échelle de pratiques agroécologiques, et s’ils empêchent ou non un agriculteur de passer à une étape suivante de son projet de transition agroécologique.

Développer l’agroécologie à grande échelle n’est pas chose aisée. Ses écosystèmes sont plus complexes que ceux de l’agriculture traditionnelle (Inrae, 2022). L’agroécologie est une approche spécifique au contexte. La gestion doit s’adapter aux climats locaux, aux marchés, au type de sol et aux espèces. Cela signifie que les connaissances, les techniques et les combinaisons de cultures développées dans une région peuvent ne pas être viables ailleurs. Le développement de systèmes agroécologiques résilients nécessite des connaissances considérables et variées. Et, parfois, nous ne disposons tout simplement pas des connaissances nécessaires. Il faut parfois des décennies pour rassembler et appliquer ces connaissances afin de créer des agroécosystèmes fonctionnels dans un contexte spécifique.

Il s’agit là d’un goulet d’étranglement majeur pour la transition agroécologique. Les capteurs et outils de mesure pour collecter des données et aller dans ce sens-là existent mais, bien qu’une certaine forme de mécanisation (et éventuellement d’automatisation) soit nécessaire pour que les approches diversifiées et agroécologiques soient traduites et amplifiées dans les contextes industrialisés où elles sont le plus nécessaires, les concepteurs de technologies ne se sont pas encore intéressés de près à l’automatisation de ces systèmes (Ditzler et al., 2021).

La question de savoir dans quelle mesure et comment l’agroécologie peut être développée pour devenir la principale approche d’un système agroalimentaire durable et résilient reste importante. Des programmes de recherche ont été élaborés, mais il est nécessaire de mieux comprendre la viabilité économique des pratiques agroécologiques et les interventions politiques possibles pour un large éventail de systèmes agricoles (Ewert et al., 2023). Si l’on veut que l’agriculture biologique se développe de manière à éviter les nombreux inconvénients de la production conventionnelle, il sera important de mieux comprendre les effets de la conventionnalisation sur les exploitations agricoles biologiques. En outre, bon nombre de ces expériences sont difficiles à transposer à plus grande échelle car elles ne peuvent pas résoudre tous les obstacles auxquels sont confrontés les petits exploitants, qui n’ont pas la même capacité d’investissement ou la même incitation à prendre des risques que les autres (Avaria, 2020).

La transposition à plus grande échelle en agroécologie diffère de la transposition à plus grande échelle dans le cadre de la révolution verte. La mise à l’échelle en agroécologie s’appuie sur une pluralité d’actions et de voies. La notion classique de mise à l’échelle, qui suppose que les mêmes systèmes innovants développés dans une petite zone peuvent être reproduits dans des zones plus vastes par de nombreux autres agriculteurs en augmentant simplement les ressources allouées, n’est donc pas compatible avec l’agroécologie. Pour l’agroécologie, le passage à l’échelle devrait être remplacé par l’idée de transition agroécologique : une transformation contextualisée, progressive et diversifiée des systèmes (Cote et al., 2022).

Le passage à l’échelle demande également d’avoir un environnement propice au changement, avec des supports techniques et des conseillers en mesure d’accompagner cette transition. Le nombre de salariés formés à ces sujets (dans les chambres, coops et autres) semble difficilement compatible avec une croissance massive de l’engagement vers l’agroécologie.

Les technologies numériques (notamment les plus avancées techniquement) et l’agroécologie présentent toutes deux des courbes d’apprentissage abruptes qui les rendent difficiles à mettre en œuvre. Des technologies complexes (comme par exemples les services dits d’agriculture de précision) requièrent généralement une expertise technologique, avec des appareils et des ensembles de données volumineux nécessitant une compréhension d’outils GPS, de cartographie et de gestion des données. L’agroécologie nécessite généralement une réflexion sur des systèmes complexes impliquant des plantes, une gestion intégrée des mauvaises herbes et des parasites, ainsi que des pratiques telles que des rotations plus longues et des cultures de couverture. La combinaison de ces mouvements dans l’agroécologie de précision hérite donc de barrières élevées à l’adoption en termes de nouveaux apprentissages requis (Duff et al., 2022).

Les dispositifs expérimentaux (type living labs ou autre) ne suffiront pas, car ils n’offrent pas assez de combinaisons pour tester tous les niveaux d’interactions des systèmes agroécologiques. Il subsistera toujours une variabilité, voire un écart, entre les pratiques mises en oeuvre au sein de dispositifs expérimentaux et celles des conditions réelles des exploitations (Caquet et al., 2020).

Les recherches qui analysent et soutiennent les exploitations agricoles en période de transition devraient se concentrer davantage sur la dynamique des processus de changement en valorisant ce qui se passe sur les exploitations. La recherche devrait en particulier accorder plus de crédit aux expériences menées par les agriculteurs dans les exploitations (Prost et al., 2023).

L’expérimentation en conditions opérationnelles d’agriculteurs (OFE – On Farm Experiments) est une réponse à l’incapacité des essais en micro-parcelles couramment utilisés dans la recherche sur les exploitations agricoles à fournir des informations suffisamment exploitables aux agriculteurs, et au fait que de nouvelles solutions englobant les échelles agroécologiques sont nécessaires pour mieux guider leurs pratiques. Ces formes d’expérimentation ont plusieurs intérêts :

  • la recherche en matière d’agroécologie se déroule dans les champs des agriculteurs et à des échelles qui leur sont utiles, plutôt que sur de petites parcelles expérimentales conçues à l’extérieur des exploitations agricoles.
  • les intérêts privés des agriculteurs et des autres participants aux dynamiques « d’On Farm Experiments » sont explicitement reconnus comme une condition préalable à la négociation de leur alignement et à l’établissement de relations productives.
  • l’expérimentation dans le cadre de la recherche OFE est comprise comme un processus délibéré d’exploration conjointe par lequel les chercheurs et d’autres acteurs s’engagent étroitement dans les réalités agricoles afin de s’aligner sur les modes d’apprentissage des agriculteurs (Lacoste et al., 2021). Le rôle des acteurs environnement sera d’écouter les cahiers des charges et de dire ce qui est faisable

L’adaptabilité est une caractéristique essentielle des innovations sociales qui atteignent l’échelle et l’impact. L’OFE peut être entreprise de multiples façons et dans un large éventail de contextes institutionnels, même lorsque les ressources sont limitées. La diversité galvanise la communauté OFE car elle montre que l’on peut apprendre beaucoup en comprenant les solutions que d’autres ont trouvées dans des contextes spécifiques.

Les expérimentations à la ferme (OFE) ne nécessitent pas de technologies numériques, mais l’augmentation des investissements et des offres de technologies numériques est une forte motivation à les utiliser. D’une part, les technologies numériques facilitent l’OFE. Non seulement elles facilitent grandement la mise en œuvre et l’analyse, mais elles permettent également de poser des questions nouvelles ou différentes en collectant et en enregistrant de très grandes quantités d’informations auxquelles il serait impossible d’accéder autrement, même dans des environnements marginaux. D’autre part, les initiatives de l’OFE sont des catalyseurs des technologies numériques. Le processus de l’OFE peut être utilisé pour tester l’utilité des conseils fondés sur les données, en adaptant les outils aux besoins réels plutôt qu’aux besoins anticipés (Lacoste et al., 2021).

Comment quantifier l’agroécologie ?


La grosse difficulté de l’agroécologie, c’est sa quantification et sa visualisation. Les évaluations sont cruciales dans les processus de transition : elles permettent de cadrer le problème, d’ajuster les changements entrepris et d’identifier les voies réellement empruntées.  Il s’agit d’un véritable défi puisqu’il s’agit de définir un cadre qui regroupe plusieurs dimensions afin d’évaluer les modèles de performance des exploitations agricoles qu’il est nécessaire de surveiller dans le temps pendant la période de transition vers l’agroécologie (Prost et al., 2023).

Les évaluations sont plus complexes car elles doivent tenir compte de l’expression croissante des caractéristiques locales spécifiques (par exemple, les contextes pédoclimatiques) et des caractéristiques individuelles des agriculteurs (par exemple, les valeurs personnelles) qui accompagnent l’agroécologie. Cela nécessite des cadres flexibles dans lesquels un sous-ensemble d’indicateurs peut être sélectionné en fonction du contexte de l’exploitation agricole.

L’agroécologie, fondée sur des principes de résilience et de robustesse, s’inscrit dans une gestion douce et anticipée de certains dysfonctionnements (infestations incontrôlées, incidence des accidents météorologiques). Les agriculteurs ont besoin d’indicateurs pour mesurer l’impact et le changement du système. Ces indicateurs permettraient aux agriculteurs d’ajuster leurs pratiques de manière itérative et plus facilement au cours des transitions. Et les outils numériques (notamment les instruments de mesure dont nous avons parlé) ont un rôle à jouer. Les essais et erreurs collectifs contribuent également à la transition et la technologie, via la mesure et la description, pour faciliter le retour d’expérience sur des projets à petite échelle.

Cette quantification est également un moyen de sortir du fonctionnement de l’obligation de moyens (souvent utilisées par manque de données) pour aller vers une logique d’obligation de résultats pour prouver ce que fait l’agroécologie et que des actions ont bien été menées dans des conditions satisfaisante (tiers de confiance). S’ouvrent donc alors des voies de valorisation économiques des pratiques agroécologiques (prime carbone, prime filières, aides de la PAC etc.) et des systèmes de couverture mutualisée du risque des pratiques agroécologiques via un système assurantiel. Soyons fous, on pourrait mettre proposer des aides PAC proportionnelles à la capacité d’autosuffisance de l’exploitation (ratio entre les intrants utilisés et ce qu’elle peut commercialiser).

Il n’existe pas actuellement de label ou de cahier des charges agroécologique qui permettrait d’affirmer que l’on en est à tel ou tel point dans la démarche de transition. Le label HVE de niveau 3 est peut-être ce qui s’en approche le plus même s’il pourrait aller plus loin (je parle bien ici du niveau 3 et pas des niveaux 1 et 2 qui sont globalement de l’ordre du respect de la réglementation et de ce qui permet d’accéder aux aides de la PAC). On a plutôt affaire à tout une gradation dans les pratiques agroécologiques. L’agroécologie est plutôt un cahier de résultats qu’un cahier des charges mais ça n’est pas très bien objectivé. Si l’on arrivait à quantifier et à projeter des résultats de pratiques agroécologiques, par exemple pour savoir si le système agricole est cohérent avec les limites planétaires, on pourrait commencer à réellement changer d’échelle de travail. Même si l’orientation vers un objectif de résultat a du sens pour l’agroécologie, on peut quand même se demander si, au vu du temps imparti dont nous disposons, il ne faut pas aussi profiter de ce qui existe déjà en termes d’obligation de moyens.

Jusqu’à présent, l’évaluation des systèmes agricoles s’est principalement fondée sur des mesures instantanées des indicateurs de durabilité. Il est donc plus difficile de confirmer le potentiel présumé de l’agriculture agroécologique à accroître la résilience des exploitations. La valeur ajoutée de systèmes agroécologiques est beaucoup plus pertinente à calculer au niveau de l’exploitation dans son ensemble qu’en termes financiers en bruts par hectare par exemple. En considérant l’exploitation dans son ensemble, on embarque les équilibres et les rotations au niveau de l’exploitation et on peut ainsi intégrer les économies de fertilisation ou de produits phytosanitaires liées aux rotations et à la diversité de productions végétales comme de la maille paysagère (The Shift Project, 2024). Il sera également plus pertinent d’aller prendre en compte des rendements moyens en visant une stabilité des productions plutôt que des extrema productifs difficiles à tenir à moyen ou long terme.

De nombreux indicateurs mis au point par les chercheurs reflètent des objectifs précis et quantifiés, mais la plupart d’entre eux nécessitent trop de mesures, sont trop spécifiques ou sont calculés à des intervalles de temps inadaptés aux pratiques des agriculteurs. Ces indicateurs ont été proposés par de nombreuses structures : outil TAPE de la FAO, l’indicateur de régénération de PADV, l’indice IAE4 développé par l’INRAE, l’indicateur RITA au niveau européen, la plateforme IndicIADes créé par l’institut de l’Agriculture Durable, la flore de l’Agroécologie, les outils Decide ou Klimrek autour du bilan carbone. Il pourrait être pertinent d’avoir des briques logicielles pour pouvoir sortir à la volée des graphiques de performance en sortant les résultats sur chacun de ces indicateurs-là. Il est ainsi nécessaire de trouver un compromis entre les ambitions de la recherche et les activités opérationnelles des agriculteurs pour s’assurer que des données puissent être remontées. Derrière les 30.000 fermes visées pour appuyer l’atteinte d’Ecophyto, il y avait l’idée au départ d’avoir de grandes bases de données (Ecophyto-PIC) pour pouvoir inférer sur les pratiques qui fonctionnent. Gardons en tête que les indicateurs de réussite et de progrès évolueront au fil du temps et les politiques devront s’adapter.

La transition évolue lentement et les outils numériques peuvent avoir de la difficulté à mesurer des indicateurs qui ne changent pas rapidement. C’est notamment le cas des variables à évolution potentiellement lente qui ne sont pas facilement détectables (par exemple, le carbone du sol, le compactage du sol, la biodiversité et la santé du sol, l’évolution de la composition des épices végétales dans les pâturages), mais qui peuvent avoir des incidences importantes sur la durabilité à long terme des systèmes agricoles (Rosenstein et al., 2023). Peut-être faut-il alors privilégier une évaluation comparée de systèmes arrivés à maturité (en vitesse de croisière), et non de systèmes en voie de transition vers des pratiques agroécologiques

Ces indicateurs doivent également considérer des effets de seuil. Par exemple, la diversité est toujours considérée comme un facteur de résilience, quel que soit son niveau, même si, au-delà d’un certain seuil, la diversité pourrait compliquer la gestion de manière trop importante pour la plupart des agriculteurs.

Trouver un modèle économique


Qui sera prêt à assumer le coût de la transition ? Qui serait prêt à accompagner le dérisking de cette transition ? Il pourrait y avoir de l’intérêt à aller regarder du coût de l’inaction ou des coûts cachés de l’agriculture. Si nous n’arrivons pas à démontrer que ce que l’on paye d’un côté (un coût plus important d’une alimentation basée sur des systèmes agroécologiques), nous l’économisons de l’autre (en réduisant les coûts de la dépollution des sols et de l’eau, le nombre de calories fossiles consommées pour 1 calorie produite, les coûts de la santé etc.), il sera difficile d’avancer.

En novembre 2023, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) chiffrait ces coûts pour la France à 177 milliards de dollars (FAO, 2023). En 2024, un rapport français commandité par plusieurs structures associatives (dont le Secours Catholique, Solidarité Paysans, le CIVAM et la fédération française des diabétiques) considère que les dysfonctionnements de notre système alimentaire sont compensés à hauteur de 19 milliards d’euros en France (Secours Catholique et al., 2024), soit près du double du budget alloué pour la planification écologique en 2024. Ce travail amène aussi à relativiser les chiffres du secteur agroalimentaire, de la distribution et de la restauration, qui dégagent certes 31,5 milliards d’euros de bénéfices nets, en France et à l’export, mais qui bénéficient directement ou indirectement de 48 milliards d’euros de soutiens publics, auxquels il faut ajouter les 19 milliards de réparations, le tout à la charge de la collectivité.

La différence entre les chiffres avancés par ces deux études est liée à des méthodes de travail différente. Les calculs de la FAO sont basés sur le concept des externalités négatives, avec la monétarisation de pertes attribuables à des baisses de productivité (par exemple, la perte de productivité d’un individu qui tombe malade) par rapport à un produit intérieur brut (PIB) considéré théoriquement, avec une projection jusqu’en 2100. Dans le cadre du rapport français, les impacts négatifs du système agroalimentaire sont calculés à partir d’une approche comptable, c’est-à-dire des dépenses publiques effectivement engagées pour les compenser ou les réparer. Le coût des impacts est calculé comptablement et collectivement – du fait des impôts, cotisations et taxes – payés à la date de rédaction du rapport. Les auteurs avancent que leurs chiffres sont largement sous-estimés parce plusieurs coûts n’ont pas pu être quantifiés, faute de données disponibles. Plusieurs angles morts (non comptabilisés) ont été identifiés :

  • Sur les déchets : le coût du ramassage des déchets plastiques sur le territoire français, le coût sanitaire de l’exposition des populations aux microplastiques ou les impacts des microplastiques sur l’environnement.
  • Sur la qualité de l’air : seul le maillon agricole est pris en compte, et les frais de soins pour d’autres maladies liées à la pollution de l’air n’ont pas pu être comptabilisés, faute de données disponibles.
  • Sur l’eau : il existe peu de mesures de dépollution ou de prévention hors zone de captage ; nous n’avons pas identifié des dépenses associées à la surexploitation de la ressource en eau.
  • Sur la biodiversité : seul le maillon agricole a été pris en compte dans le calcul, or, les autres maillons du système alimentaire génèrent aussi des pressions sur la biodiversité (urbanisation, transports, pollution, fabrication d’énergie…).
  • Sur les sols : Les impacts liés à l’érosion sont par ailleurs essentiellement assumés par les acteurs privés, par les assurances et non par la dépense publique.
  • Sur la société : plusieurs impacts ne représentent pas des coûts, à l’image du sentiment d’impuissance et d’angoisse à ne pouvoir nourrir ses enfants convenablement.

D’autres pistes sont à explorer pour transformer les modèles d’affaires, comme ceux par exemple s’approchant de l’économie de la fonctionnalité. BASF commence à déployer un nouveau modèle économique autour de son outil numérique Xarvio pour la protection des plantes. Les agriculteurs ont ainsi la possibilité de mettre des hectares de culture sous contrat externalisé, dont l’itinéraire de protection des cultures sera géré par BASF et ses prestataires (des ETA par exemple). BASF garantit un niveau de résultat et offre une assurance aux agriculteurs si le résultat n’est pas au rendez-vous. BASF commandite aux ETA d’intervenir sur les parcelles de l’agriculteur en fonction des résultats de modèles de prévision de risques sanitaires. Ce nouveau modèle économique permet à la fois :

  • une utilisation du meilleur équipement possible puisqu’il est mutualisé par les ETA
  • une diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires puisqu’ils constituent une charge financière pour les ETA et BASF
  • la possibilité de prendre un risque et de ne pas intervenir pour BASF en suivant les préconisations de ses modèles sanitaires. Tant que le montant à rembourser est inférieur au coût des produits phytosanitaires, il est intéressant de ne pas traiter.

La transition, pour aller vers des écosystèmes plus agroécologiques a un coût. Les acteurs privés doivent eux-aussi s’impliquer financièrement, par exemple avec des mécanismes de co-financements public-privés, pour ne pas laisser les acteurs publics tout seuls soutenir le modèle économique agricole.

Quel niveau d’agroécologie attend-t-on ?


A partir de quand une ferme peut-elle être considérée agroécologique ? Comment comparer des systèmes agroécologiques au vu de leurs multiples composantes et dimensions d’intérêt ? Une ferme peut avoir réduit largement l’utilisation d’intrants alors qu’une autre pourra avoir repensé complètement ses itinéraires. Une ferme pourra avoir économisé de l’eau mais pour ce faire, aura peut-être augmenté sa consommation d’énergie. Comment pondérer tous ces facteurs ?

Ces questions appellent à poser sur la table la définition de l’agroécologie (nous avons apporté plusieurs éléments en début de dossier) et à discuter d’un curseur agroécologique, sous-entendu ce que l’on est prêt à accepter pour considérer qu’un système est agroécologique. Tout système a nécessairement des impacts (directs, indirects, systémiques). L’agroécologie de précision comme pourraient l’appeler les acteurs du numérique agricole améliore l’efficience et l’optimisation des systèmes agricoles mais peut faire perdurer un modèle utilisateur d’intrants minéraux et phytosanitaires. L’agriculture de conservation des sols offre une forme d’écologisation possible et apporte des vertus importantes en terme de production de biomasse et de diversification mais peut avoir recours à des produits comme le glyphosate. L’agriculture biologique rejette l’utilisation de produits phytosanitaire et d’engrais minéraux mais autorise l’application de composants souffrés et cuivrés qui peut endommager l’état du sol.

A partir du moment où nous mesurerons les résultats apportés par des pratiques agroécologiques (à toutes les échelons d’organisations dont nous avons parlé), peut-être pourrons nous fixer plus facilement un curseur d’acceptabilité. Certains indicateurs le font déjà en partie. L’indicateur de régénération de PADV demande un score minimum pour être considéré comme en transition agroécologique, et un score supérieur pour être vu comme en système agroécologique.

En guise de conclusion


Un certain nombre de tensions sont toujours incrustées dans l’imaginaire de nos futurs systèmes agricoles. Faire coexister des dynamiques agroécologiques et numériques peut être plus facile à dire qu’à faire étant donné leurs fondements épistémologiques divergents. A côté de ça, les définitions de l’agroécologie et des technologies numériques sont elles-mêmes incertaines, différentes interprétations conduisant à des résultats distincts. Difficile alors de trouver un terrain d’entente lorsque le ou les objets de discussion ne sont pas les mêmes.

Nous devons nous garder de préconiser une numérisation systémique de l’agriculture comme solution miracle. L’héritage mitigé des révolutions technologiques passées ne doit pas néanmoins servir d’excuse pour mettre un terme à l’innovation. C’est au contraire une raison supplémentaire pour que l’ensemble des acteurs en présence adoptent une approche prudente à l’égard des technologies numériques. La compatibilité des technologies numériques avec les principes agroécologiques doit donc être évaluée au cas par cas afin de garantir leur pertinence pour les agroécosystèmes, les contextes et les communautés dans lesquels elles seront appliquées (IFOAM, 2020 ; The Shift Project, 2024).

Il faut nous assurer de bien comprendre les risques, afin de ne pas nous engager dans des voies dont nous ne pourrions pas revenir. L’anticipation des risques est néanmoins essentielle pour éviter une innovation mal configurée (Bellon-Maurel et al., 2022). Les quatre piliers d’une approche de recherche et d’innovation responsable doivent être mobilisés : [1] anticipation (des risques), [2] inclusion (de nombreux acteurs autour de la table), [3] réflexivité (pour évaluer si des trajectoires mutuellement bénéfiques sont suivies) et [4] réactivité (capacité à répondre rapidement aux problèmes causés) doivent être régulièrement questionnés. Cette approche et les résultats qui en ressortent doivent être rendus transparents et doivent chercher au maximum à mobiliser des collèges variés d’acteurs (en termes de compétences et de discipline de travail). Ces collaborations pourront être facilitées avec des plateformes expérimentales communes et des bases de données centrales, une formation interdisciplinaire et une coopération et des réseaux institutionnels (Storm et al., 2024).

Encore une fois, il n’y a pas UN numérique mais DES numériques. Se concentrer uniquement sur une forme de numérisation reviendrait à ne soutenir qu’une forme d’écologisation de l’agriculture (Schnebelin et al., 2021). La question de savoir si les trajectoires numériques et agroécologiques sont compatibles est peut-être plus pertinente à poser sous la forme : Quel(s) numérique(s) pour accompagner l’agroécologie ?

Une réponse est certainement à chercher du côté de la diversité des solutions. C’est-à-dire via le développement d’une numérisation qui préserve un équilibre entre les systèmes surveillés/contrôlés et les systèmes plus désordonnés, c’est-à-dire incluant une grande diversité de conditions biotechniques et de stratégies d’agriculteurs. Une numérisation orientée vers une recherche constante d’équilibre et de résilience plutôt que comme un simple moyen d’optimisation de ces systèmes complexes. Il reste néanmoins important de continuellement questionner s’il est réellement possible d’avoir un système agricole diversifié avec des pratiques agroécologiques d’un côté et de l’autre un système conventionnel massifié.

Il nous faut assumer qu’à l’heure actuelle, il est difficile de savoir réellement ce que font l’ensemble des technologies numériques, notamment parce que beaucoup offrent des fonctions variées. Il n’y a pas vraiment d’outils numériques dédiés à l’agroécologie mais tous ont une composante agroécologique, ne serait-ce parce qu’ils permettent d’optimiser et d’être plus efficient dans les apports d’intrants.

Les dynamiques d’innovation restent déséquilibrées. La poussée en faveur des solutions technologiques numériques est disproportionnellement plus importante et beaucoup plus unifiée que l’agroécologie (IFOAM, 2020). Nous avons principalement discuté dans ce dossier d’innovation technologique mais je rappelle que d’autres formes d’innovations existent (organisationnelles, sociales, agronomiques) et que c’est peut-être bien la combinaison de ces innovations, sous la forme de systèmes d’innovations, qui permettra d’avancer.

Le numérique est principalement questionné sur sa capacité à accompagner la transition vers des systèmes agroécologiques. La question de savoir si ces technologies auront toujours une place dans une agriculture qui aura réussi à se transformer est elle-aussi légitime (on pourrait parler ici de la place des technologies numériques en régime de croisière). Si des dépendances technologiques sont encore trop fortes dans les systèmes agricoles à venir, les crises qui pourraient impacter le fonctionnement des technologies (rupture de flux, limites énergétiques, etc.) influeraient en cascade sur notre relation avec les agro-écosystèmes. Il faut ainsi nous assurer que la capacité de résilience du système agricole est au centre de toute décision de déploiement d’innovation technologique

Dans certains cas, le numérique restera un outil de pilotage de ces nouvelles pratiques agroécologiques mais on peut en imaginer d’autres où le numérique est vu comme un outil d’attente à la transition. Si la systémisation des infrastructures agroécologiques (comme les haies) est une bonne chose, des capteurs pourraient avoir de l’intérêt pour suivre l’évolution de l’autonomie de la haie en terme de sa capacité à être correctement intégrée dans son écosystème et d’avoir fait réapparaitre et stabiliser tout un tas de régulations biologiques. Une fois l’autonomie atteinte, le capteur pourrait être supprimé.

Autre exemple avec des parcelles dans lesquelles on chercherait à enlever du datura. Aujourd’hui, cette suppression peut se faire en utilisant sélectivement du glyphosate sur du datura avec des cartographies préalables d’infestation de datura dans les parcelles par drone. Demain, si l’on est en mesure de multiplier la chenille du papillon qui mange du datura, nous n’aurions peut-être que besoin d’organiser des lâchers localisés de ces chenilles dans les parcelles (par drone par exemple). Après-demain, l’évolution de la sélection génétique aura peut-être fait en sorte que le datura n’ait plus de poison et nous n’aurions alors plus besoin d’intervenir. Pendant les phases intermédiaires, le numérique est ici sensé diminuer le degré des interventions.

Le passage à l’échelle des systèmes agroécologiques est complexe du fait que les solutions sont très situées dans le temps et l’espace, donc très dépendantes des conditions locales, s’inscrivant nécessairement dans le cadre d’une gestion adaptative. La généricité dans la mise en oeuvre de transitions agroécologiques ne résidera peut-être pas dans des solutions techniques, mais plutôt dans les cadres et les outils pour favoriser la capacité d’adaptation des acteurs.

Enfin, et surtout, nous avons fondamentalement besoin de redonner de la place et du pouvoir d’agir aux agricultrices et agriculteurs. Nous parlons au final beaucoup de numérique et d’agroécologie mais au final peu des agriculteurs. Les formes de numériques et les formes d’agroécologie sont très diverses. Mais le travail, lui-aussi est très diversifié, jonglant entre des sujets de santé, de charge physique, de rapport aux animaux et cultures, ou encore de charge mentale. C’est bien les agriculteurs qui pourront (ou pas) impliquer du numérique dans le cadre de leur projet agroécologique. L’usager a une place importante dans la manière dont il utilise l’outil, et il peut détourner l’outil à son avantage.

Tant qu’une direction claire n’aura pas été donnée sur l’état des systèmes agricoles et les niveaux de production attendus en France dans les années à venir, il sera difficile pour les acteurs agricoles de se positionner clairement et d’engager une transition, possiblement outillée par des outils numériques.

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Personnes Interviewées


NomStructure
Florence AmardeilhElzeard
Véronique Bellon MaurelInrae
Hermine Chombart de LauweCNRA
Alban BouvyMicrofarmMap
Rémi DumeryAgriculteur
Bertrand GorgeTriple Performance
Héléne GrossACTA
Nathalie HostiouInrae
Oriane LafonLandfiles
Simon Moinard & Basile PloteauMobilab – AgroTIC
Ionna MouratidiouIsara Lyon – Path2dea Project
Xavier ReboudInrae
Claire Rogel-GaillardInrae
Vincent LevavasseurVer de terre Production
Evelyn ReinmuthUniversité de Hohenheim – Path2dea Project
Eleonore SchnebelinInrae
Philippe VismaraInrae
Stéphane Volant et Manon LebrunCUMA Ouest – projet Agroop
Paule YacoubScience PO – CNRS
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1 commentaire sur « Quel(s) numérique(s) pour accompagner la transition agroécologique ? »

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